Focus

Retour aux sources : les archives de Marcel Mauss

En 1930, Marcel Mauss est le premier sociologue élu au Collège de France (membre associé de l'université PSL), qui conserve aujourd’hui ses archives. Christophe Labaune, archiviste, a travaillé deux ans à l’organisation de ce corpus. Il explique comment son étude permet de comprendre le rôle central de Marcel Mauss dans le tournant des sciences sociales au début du XXe siècle.

Qui était Marcel Mauss ?

Marcel Mauss (1872-1950) est un pionnier de l’ethnologie. Formé à la philosophie et à la sociologie par son oncle Émile Durkheim (1858-1917) et à l'École pratique des hautes études, il développe dans de nombreux articles des concepts qui feront date dans les sciences sociales : fait social total, théorie du don, techniques de corps, etc. La plupart de ses contributions marquantes sont données à L’Année sociologique, la revue de Durkheim, qu’il relance en 1924. L’année suivante, il participe à la création de l’Institut d’Ethnologie, qui forme de grands ethnologues (Germaine Tillion, Denise Paulme, Marcel Griaule, Jacques Soustelle).

Il est marqué par les deux Guerres mondiales, engagé volontaire pendant la Première Guerre, et visé par les lois antisémites au cours de la Seconde. Il devient le premier sociologue élu au Collège de France, en 1930. Il est également maître de conférences, directeur d’études et enfin président de la cinquième section (sciences religieuses) à l'EPHE jusqu’en 1940.

Marcel Mauss durant la Première Guerre mondiale
Marcel Mauss durant la Première Guerre mondiale, 57 CDF 161

Histoire d’un fonds d’archives miraculé

Lettre de Marcel Mauss à Antoine Meillet, Collège de France
Lettre de Marcel Mauss à Antoine Meillet, 7 octobre 1929, 57 CDF 108-25. À la suite de son élection au Collège de France, Mauss y aborde le sujet de l’intitulé de la chaire. Lui ne voit rien de mieux que « sociologie », et nous apprend qu’il ne veut pas « d’ethnologie ».

Les archives de Marcel Mauss (1872-1950) sont, pour reprendre l’expression de Roland Barthes lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en 1977, une « ruse de l’histoire ». Elles échappent en effet à une destruction quasi-certaine lors de la réquisition de son appartement durant la Seconde Guerre mondiale. Grâce à l’action de certains élèves, en premier lieu desquels la bibliothécaire et résistante Yvonne Oddon, l’ensemble de ses documents et de ses livres sont répertoriés et installés dans les réserves du Musées de l’Homme.

Par la suite, les archives ont été déposées à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC), puis ont réintégré les collections du Collège de France en 2013. Le fonds comporte plus de 25 000 items, dont se détachent deux grands ensembles : la correspondance et les textes scientifiques.

Après un travail d’inventaire, classement et conditionnement de deux ans, la description des documents est aujourd’hui accessible en ligne. L’étude de ce fonds donne accès à une dimension personnelle (l’attention portée à ses élèves, mais aussi son engagement lors de la Première Guerre mondiale, complétant le portrait d’un « homme total ») mais il ne s’agit pas d’étudier Mauss seulement pour lui-même. Le fonds le révèle surtout comme figure centrale, à la fois acteur et symptôme, d’un profond changement dans les sciences humaines du premier XXe siècle.

Le témoignage d’une « révolution » des sciences sociales

La correspondance de Marcel Mauss rassemble environ un millier de scripteurs : membres de la famille, hommes politiques et scientifiques constituent autour de lui une véritable société intellectuelle et culturelle.

Ces échanges sont une inépuisable source pour l’histoire des sciences humaines à la charnière des XIXe et XXe siècles, dans un moment de profonds changements épistémologiques, voire de « révolution sociologique ». En particulier, la sociologie durkheimienne se détache de l’évolutionnisme hérité du darwinisme. Les méthodes d’investigation se font aussi plus rigoureuses, notamment par l’emploi des statistiques ou de questionnaires, si bien qu’à la moitié du siècle, la sociologie est considérée comme une science humaine à part entière.

Un interlocuteur tient une place particulière : Henri Hubert, ami et collaborateur de Mauss à la revue L'Année sociologique, avec lequel il échange des centaines de lettres. On y lit l’élaboration d’articles à quatre mains, les dissensions et les marques d’amitié. L’analyse de ces lettres éclaire sur les modalités du travail scientifique en commun, dans les interstices de la réflexion et de l’écriture de la science. Hubert, historien, oblige ainsi Mauss, philosophe de formation, à accumuler les faits comme autant de preuves, quand le second amène le premier à élaborer des généralisations conceptuelles.

Lettre d’Henri Hubert à Marcel Mauss, Collège de France
Lettre d’Henri Hubert à Marcel Mauss, 22 août 1922, 57 CDF 71

L’archiviste, entre recherche et génétique des textes

L’archiviste connait deux privilèges. Le premier est d’avoir parfois affaire à des documents inconnus. Le second, systématique, est qu’il brasse l’ensemble des documents. Il est constamment dans un jeu d’aller-retour entre les connaissances qu’il acquiert (lecture d’ouvrages, d’articles) et ce qui ressort des archives. À lui d’en restituer une synthèse claire et cohérente, notamment dans l’organisation des éléments en sous-fonds, dossiers et pièces.

Marcel Mauss, Manuscrit de « L’Essai sur le don »
Manuscrit de « L’Essai sur le don », ca. 1924, 57 CDF 25-1

L’exploration des archives scientifiques de Mauss offre ainsi un regard enrichi sur ses « œuvres ». Celui-ci n’a laissé aucun ouvrage proprement dit, mais des articles qui ont connu une grande postérité. Le plus emblématique, l’ « Essai sur le don », publié en 1925 dans L’Année sociologique, est d’abord passé quasi-inaperçu jusqu’à devenir un des textes majeurs de la sociologie du XXe siècle.

Claude Lévi-Strauss le republie et l’utilise pour exposer sa théorie structuraliste et, à sa suite, les sociologues, et plus encore les ethnologues et anthropologues, n’ont cessé de commenter, critiquer ou défendre ce texte.

Les brouillons en étaient dispersés dans plusieurs dossiers, pour la plupart non identifiés. Il a fallu reconstituer les quatre moutures différentes, depuis le manuscrit jusqu’au dactylogramme corrigé avant impression, pour offrir aux chercheurs la possibilité d’étudier le texte dans ses fluctuations, sans qu’ils n’aient à retrouver ou mettre en ordre les éléments.

C’est ainsi tout un travail de génétique de textes qu’il est nécessaire d’effectuer : d’abord trouver le premier manuscrit, « ancêtre commun » à plusieurs « descendants ». En rétablissant cette généalogie, on met aussi au jour la façon d’écrire de Mauss. Il écrit par fulgurances, comme en témoigne le peu d’écart entre les quatre versions du texte, qui affichent des mises au propre plus que des repentirs ou des corrections.

Dactylogramme corrigé de « L’Essai sur le don », ca. 1924
Dactylogramme corrigé de « L’Essai sur le don »

Retour aux sources

L’ensemble monumental que représente ce fonds est une source importante pour étudier le chemin qui mène de la naissance d’une nouvelle discipline à sa reconnaissance par le monde universitaire et scientifique. Sur ce point, la trajectoire de Mauss est emblématique, puisqu’il achève sa carrière au Collège de France, ce qui confirme à la fois sa légitimité comme scientifique et l’institutionnalisation de la sociologie. Là encore, les archives scientifiques, mais également administratives (rapport d’assemblées de professeurs, dossier personnel de Mauss, etc.) permettent de suivre les événements au plus près, et de comprendre les processus et les débats qui constituent l’histoire des sciences et de la recherche en train de se faire.

Pour aller plus loin

Lire l’article de Christophe Labaune sur Colligere, le carnet de recherche des bibliothèques et archives du Collège de France ;

Découvrir le fonds Marcel Mauss sur Salamandre, la bibliothèque numérique du Collège de France ;

Lire ou consulter les écrits de Marcel Mauss via le moteur de recherche documentaire de PSL-Explore.