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Enquête sur les crimes sexuels à la fin de l'Ancien Régime

Dans son travail de thèse, récemment publié aux Éditions Perrin, Enora Peronneau Saint-Jalmes mène l'enquête sur les crimes sexuels à la fin de l'Ancien Régime, et renverse des <i>a priori</i>.

Le sujet est honteux, tabou, caché. Il est aussi lointain, effacé par les siècles… Que reste-t-il à étudier, quelles traces chercher ? Enora Peronneau Saint-Jalmes a décidé de relever le défi et publie Crimes sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime, aux Éditions Perrin. Le livre, tiré de son travail à l’École nationale des chartes - PSL, est le premier lauréat de la bourse Victor-Baubet. La jeune chercheuse s’est plongée dans les archives de l’Yonne et a étudié 31 affaires de crimes sexuels traitées entre 1695 et 1780. L’enquête est complexe : les sources ont été peu et mal conservées et ce qui reste est souvent illisible. Mais le jeu en vaut la chandelle, tant les résultats de la recherche sont inattendus.

Crimes et enquêtes

On imagine la fin de l’Ancien Régime comme une période où les droits des femmes seraient facilement bafoués et les crimes dont elles sont victimes, banalisés. Cela ne semble pourtant pas être le cas.

Des enquêtes sont lancées, suivies d’investigations poussées, on interroge des témoins (et pas uniquement des hommes !).

On recourt aux services de celles qui détiennent une bonne connaissance du corps des femmes : des accoucheuses dites « matrones » ou des « sages-femmes » dont la formation se professionnalise dans le cours du siècle. Ces expertes assermentées par les juges ont pour mission de chercher des traces de lutte et de violence sur le corps des victimes. Les comptes-rendus ne s’encombrent pas d’inutile pudeur : le vocabulaire utilisé est clair, développé et précis, et on ne redoute pas d’employer des termes gynécologiques.

Une matrone ou une sage-femme peut procéder en tant qu’experte, sur ordre d’un juge et parfois entourée d’un chirurgien et d’un médecin, à la visite d’une fille ou d’une femme présumée enceinte ou victime d’une agression sexuelle.
Archives départementales de Yonne, cote B 1er supplément 8
" Ayant observé que la fleur de virginité aurait reçu violence, ce qui ne peut se faire que par de grands efforts vu son bas âge "
Déposition d'Anne Le Rouge, matrone

En l’absence d’une loi portant spécifiquement sur le viol, ces enquêtes suivent le guide de procédure qu’incarne la Grande Ordonnance criminelle de 1670. Le verdict et la sentence sont laissés à l’appréciation d’un collège de juges. Les accusés ont la possibilité de faire appel, comme de nos jours, et tenter d’échapper à la justice en s’enfuyant n’arrête pas la procédure pour autant : le procès peut avoir lieu en leur absence.

Les condamnations sont de plusieurs ordres : il peut s’agir parfois simplement d’amendes, allant de 6 à 150 livres comme le relève Enora Peronneau Saint-Jalmes à travers son corpus de sources. Des réparations civiles peuvent être décidées aussi, si les demandeurs se sont constitués parties civiles lors du procès.

Quant à la peine de mort, on y recourt parfois. Sur les 31 affaires étudiées, 3 aboutissent à des verdicts de pendaison. En réalité, une de ces pendaisons a bien été effectuée mais les deux autres condamnations sont restées sans effet, l’un des accusés ayant pris la fuite, et l’autre ayant fait appel.

Les profils des criminels sont très divers : on trouve de tout, du berger à l’avocat en passant par le curé et le maître d’école... Mais ce côté “Monsieur tout le monde” du violeur n’est finalement pas si surprenant que cela à nos yeux modernes. Ce qui surprend, ce sont les victimes, et plus encore ce qu’elles deviennent.

Les conséquences sociales

Enora Peronneau Saint-Jalmes s’imaginait des victimes honteuses, frappées de mépris social, à jamais dans l’incapacité de se marier. Force est de constater que les archives lui disent le contraire. Sur les 14 victimes que ses recherches lui ont permis de retrouver, seules deux meurent célibataires. Les autres se sont non seulement mariées, mais elles ne semblent pas avoir vécu de déclassement. Elles épousent quelqu’un de leur milieu social, et dans 50% des cas, dans leur paroisse d’origine, ce qui laisse penser que leurs conjoints devaient connaître l’agression dont elles avaient été victimes, sans que cela empêche le projet de mariage.

Quant à celles qui se sont mariées hors de leur paroisse d’origine, on peut supposer qu’elles ont souhaité laisser l’affaire derrière elles, mais on reste malgré tout loin de l’image de la victime promise à finir vieille fille ou prostituée du fait de la souillure qu’elle a subie.

Archives départementales de l'Yonne, cote 1 B 570
Au cours d’un procès pour viol, la victime est libre d’adresser au juge son récit des faits. Ici, la première page du factum de Jeanne Roussel, qui en compte quatorze. Archives Départementales de l’Yonne, cote 1 B 570
Enora Peronneau Saint-Jalmes et son livre : Crimes sexuels et société à la fin de l'Ancien Régime, Ed Perrin. 368  pages, 25 euros.
Enora Peronneau Saint-Jalmes et son livre devant l'École nationale des chartes - PSL

A l’image du sujet lui-même, et peut-être plus encore, il semble que les études sur le viol aient longtemps été taboues. Les travaux de Susan Brownmiller dans les années 1970, ou de Georges Vigarello à la fin des années 1990, sont des exceptions, des raretés. Le sujet concerne pourtant l’histoire du droit et de la justice, et devrait de même susciter l’intérêt des sociologues et des anthropologues... Les rayons des bibliothèques restent pourtant bien vides sur le sujet, alors même que dans la société, l’heure est à la libération de la parole. Les recherches d’Enora Peronneau Saint-Jalmes sont donc non seulement passionnantes, mais précieuses.



Crimes sexuels et société à la fin de l'Ancien Régime, d'Enora Peronneau Saint-Jalmes. Ed Perrin. 368 pages.



Pour en savoir plus :

Georges Vigarello, Histoire du viol. XVIe-XXe siècle, Seuil, 1998

Susan Brownmiller, Le Viol, Stock, 1976