Focus

Ethnomusicologie : archives du paysage sonore français

L'anthropologue Marie-Barbara Le Gonidec et l'historien François Gasnault, membres du LAHIC (Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain, CNRS/EHESS) évoquent pour nous les enjeux et l’histoire des enquêtes ethnomusicologiques menées en France au vingtième siècle. Les archives étant centrales à ces recherches, ils présentent aussi leur projet de publication numérique d’un fonds d’archives, mené avec PSL.

L’ethnomusicologie

Au croisement de l’ethnologie et de la musicologie, l'ethnomusicologie a deux objets : les musiques populaires de tradition orale et les musiques savantes extra-européennes. Elle s’intéresse autant à l’analyse des systèmes musicaux qu’à la place et au rôle de la musique dans la société. En adéquation avec les pratiques ethnographiques, les recherches de ce domaine se fondent sur un travail d’enquêtes de terrain.

Les archives de ces enquêtes forment des fonds documentaires nécessaires au travail des chercheurs, et intéressants pour le grand public curieux de l’histoire des pratiques musicales. Les fonds présentés dans ce focus sont issus de l’ancien Musée national des arts et traditions populaires (MNATP). Ils associent documents sonores, écrits, photographiques et filmiques, constitués entre 1939 et 1986 dans le cadre d’une série d’enquêtes menées en France et en territoires francophones, principalement par Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral.

Les musées d’ethnographie : constituer les « archives de l’humanité »

Au-delà de son intérêt esthétique, qui peut être considérable, tout objet est avant tout un témoin de la société qui l’utilise. Aussi, il est indispensable de prélever les objets sur le terrain, dans le cadre d’une enquête méthodique permettant de collecter les informations contextuelles qui en font des objets représentatifs de savoir-faire et de façons d’être.

C’est pour donner accès à ces objets que le 1er mai 1937, porté par le Front populaire, le « département des arts et traditions populaires » est créé, en préfiguration du futur Musée national des arts et traditions populaires (MNATP). Les collections de ce dernier seront par la suite transférées au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) ouvert en 2013 à Marseille.

Georges Henri Rivière devant une des vitrines « musique » de la galerie culturelle
Georges Henri Rivière devant une des vitrines « musique » de la galerie culturelle, Musée national des arts et traditions populaires, Paris, 1982. Cl. André Pelle. (réf. 1982.64.5) © Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée

Le fondateur du MNATP, Georges Henri Rivière (1897-1985), fait siens les propos de Marcel Mauss pour qui la principale fonction d’un tel musée est de « constituer les archives de l’humanité ».

Claudie Marcel-Dubois enregistre la conteuse Euphrasie Pichon
Claudie Marcel-Dubois enregistre la conteuse Euphrasie Pichon. Baraize, Indre, 1946. Cl. Maguy Pichonnet-Andral (réf. 1949.63.8) © Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée

Rivière entend développer l’étude sur le folklore (savoir-faire populaire), constituer des collections, publier, enseigner et ouvrir des salles d’exposition. Il fait du MNATP un « musée-laboratoire » offrant un cadre institutionnel à la professionnalisation et à la structuration de ce qui deviendra, finalement, l’ethnologie de la France.

C'est dans ce contexte que Claudie Marcel-Dubois (1913-1989), invitée par Rivière à développer le secteur musical du MNATP, s’impose comme la grande architecte de l’essor de l’ethnomusicologie de la France.

La musique, objet de musée

Depuis la fin du XIXe siècle, les appareils à enregistrer rendent possible  la captation de la musique. L’invention du rouleau puis du disque permettent d’en faire un document de recherche, mais aussi un objet muséal : c’est la musique elle-même que le support restitue au public d’un musée réuni pour des séances d’écoute. 

Le premier fonds d'archives sonores du MNATP est constitué en 1939 dans le cadre de la « Mission de folklore musical en Basse-Bretagne » que Marcel-Dubois organise et réalise avec le linguiste François Falc’hun et l’assistance de Jeannine Auboyer, future directrice du musée Guimet.

« Sonner la bassine », pratique également appelée « le chaudron sonore » ou « tirer les joncs », c’est-à-dire rendre sonore un chaudron de cuivre par la friction de joncs posés sur le rebord. Extrait de la mission de folklore musical en Basse-Bretagne (1’37). Surzur, Morbihan, 1939. Images : Jeannine Auboyer, son : Claudie Marcel-Dubois. © Archives nationales

Outre 96 disques gravés sur le terrain auprès de chanteurs et instrumentistes du milieu paysan, les enquêteurs rapportent une multitude de documents contextuels : le journal de bord, les questionnaires d’enquêtes, des transcriptions musicales et linguistiques, mais aussi plus de 400 photographies et quelques films sur les danses et d’anciennes traditions, pareils à celui ci-dessous

Voir un montage des archives vidéo dans notre rubrique Films et vidéos. .

Coupure de presse, La Bretagne, 1935.
Coupure de presse, La Bretagne, 1935. Série d’articles sur la danse dans ce journal destiné aux Bretons de Paris. Mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du musée national des arts et traditions populaires, Paris. © Archives nationales

À la collecte – les enregistrements – et aux données de terrain qui permettent de les contextualiser, s’ajoute l’ensemble des documents relatifs à la préparation de l’enquête et à l’exploitation des données.

Il en sera de même pour toutes les « enquêtes-collectes » effectuées par la suite : elles permettront de constituer de nouveaux fonds d'archives sonores, bien souvent aussi d'enrichir les collections d'instruments de musique, et enfin de produire des données scientifiques.

Missions en France et dans les territoires francophones

Après la mission pionnière de 1939, d’autres suivront, réalisées, jusqu’en 1986 par Claudie Marcel-Dubois et sa collaboratrice Maguy Pichonnet-Andral (1922-2004),  qui rejoint le musée en décembre 1945.

Au cours de leur carrière qui couvre presque un demi-siècle, elles effectuent une quarantaine d’enquêtes, en France métropolitaine d’abord, puis aux Antilles et dans l'archipel des Mascareignes, ou encore en Louisiane, au Canada et dans les îles anglo-normandes.

 

Quête, dite « roulée des œufs », le lundi de Pâques.
Quête, dite « roulée des œufs », le lundi de Pâques. Les enfants se présentent dans une maison pour recevoir des œufs ou un peu d’argent. A gauche, Maguy Pichonnet-Andral enregistre. Courban, Côte d’Or, 1967. Recherche coopérative (RCP) Châtillonnais, CNRS-MNATP. Cl. Claudie Marcel-Dubois (réf. 1967.57.113) © Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée

Pourquoi numériser les archives ethnomusicologiques ?

Carnet des informateurs
Carnet des informateurs (les personnes interrogées dans les enquêtes) : première page écrite par Maguy Pichonnet-Andral, relative au joueur de cornemuse cabrette Lucien Remise de Saint-Urcize (Cantal), avec, en regard le questionnaire collé au dos de la couverture du carnet. Recherche coopérative sur programme CNRS-MNATP dite RCP Aubrac, 1964. © Archives nationales

Les modes de classement et de conservation séparent généralement les documents d'archives selon la nature de leur support. Il en résulte une perte de sens d’autant plus grande pour les enregistrements sonores qu’ils structurent la démarche méthodologique de l’ethnomusicologie et ne peuvent être dissociés des documents produits au moment de leur collecte (carnets de terrain, questionnaires d'enquête, etc.).

Suivant une autre logique de séparation, l'ensemble du fonds d’archives relevant du département d’ethnomusicologie du MNATP a été versé en 2013 aux Archives nationales tandis que les instruments de musique gagnaient le musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.

Les archives sont à présent numérisées ; il est donc possible d’en envisager l'édition critique. En rassemblant, en un même espace numérique, l’ensemble d’un fonds cohérent, on peut reconstituer virtuellement chacune des enquêtes.

Description des fonds

Les archives sonores sont constituées d’environ 18.000 enregistrements, dont la durée varie de 3 minutes (une face de disque à la fin des années 1930), à une demi-heure (la bande magnétique, employée à la fin des années 1950 ne limitant plus la durée, seule la taille du rouleau reste une contrainte).

Elles juxtaposent des airs vocaux ou instrumentaux (enregistrement 1) et des entretiens avec les informateurs (personnes interrogées dans les enquêtes, enregistrement 2). On y trouve aussi de la « paramusique » (manifestations sonores intentionnelles mais non musicales à proprement parler, telles que les cloches de troupeau).

Enregistrement 1 - Air de polka

Pierre Marchal et René Bernard, de Gerardmer (Vosges), jouent la polka de la haie Griselle à l’épinette (annonce faite par Jean Grossier du groupe folklorique gérômois "Lé perl en soulet d'beu"). Enregistré le 25 janvier 1955 au département d'ethnomusicologie du musée national des arts et traditions populaire, par Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral (inv. 1955.3.2).  © Archives nationales

Enregistrement 2 - Entretien avec un berger

François Salez, de Savy (Aisne), informations sur l’appel au troupeau. Enregistrements du 24 juin 1955 auprès de bergers de la fédération nationale ovine réunis au musée national des arts et traditions populaire à l'occasion du sixième centenaire de Jehan de Brie, par Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral (inv. 1955.8.17). © Archives nationales

Constituées en parallèle par les mêmes enquêtes de terrain, les archives écrites sont estimées à environ 26 000 documents.

Elles comprennent un grand nombre de manuscrits liés au travail de terrain : journaux de bord, carnets des informateurs (ci-dessus), carnets des incipits (premier vers qui donne le titre) des chants, carnets recensant les titres des morceaux enregistrés avec mention des jours, lieux et interprètes, ou encore transcriptions musicales et textuelles.

Ces archives comprennent encore des documents recueillis sur le terrain, tels que des cahiers de chant copiés par les chanteurs pour constituer leur répertoire, des documents graphiques (croquis et relevés d’instruments), iconographiques (affiches, cartes postales, illustrations) et des imprimés (livrets édités de chants, programmes de fêtes, méthodes instrumentales, etc.).

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Carnet de chant de Raymond Diriou remis à Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral. Enquête Ile de Batz (Finistère) 1953 du département d’ethnomusicologie du musée national des arts et traditions populaires, Paris. © Archives nationales
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Brouillon de janvier 1945 pour un article rédigé par C. Marcel-Dubois, destiné au Journal rural. © Archives nationales

Elles rassemblent enfin des documents liés à la pratique scientifique et administrative du métier d’ethnomusicologue : comptes rendus et rapports de mission, correspondances, bilans d’activités, projets d’articles, ordres de mission, factures d’achat de matériel, cessions de droits d’auteur, etc.

Par exemple, un article rédigé par C. Marcel-Dubois relate, suite à l’installation du service de Musicologie effective depuis décembre 1944, le nombre d’agents présents dans le service ou la nature du travail effectué, soit, essentiellement – nous sommes sous l’occupation - de la documentation rassemblée pour les futures recherches des ethnographes-musicologues (sic).

Plus de 5000 photographies s’ajoutent à cette liste. Il s’agit des clichés pris par les ethnomusicologues sur le terrain, représentant informateurs et musiciens, paysages, intérieurs de maison et d’ateliers, étapes de la fabrication d’instruments, costumes traditionnels, ou encore scènes festives ou rituelles. Il faut compter en outre les photographies remises par les informateurs : cliché d’un mariage ou d’une fanfare où jouait un musicien par exemple.

Les archives filmiques sont rares mais précieuses : elles comptent moins d’une dizaine d’heures au total et portent principalement sur la facture instrumentale.

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Marius Fabre, fabriquant de galoubets et tambourins, procédant au démoulage du corps d’un tambourin provençal. Barjols, Var, 1954. Enquête Saint-Marcel 1954 du département d’ethnomusicologie du musée national des arts et traditions populaires, Paris. Cl. Soulier, Pierre (réf. 1954.17.349) © Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée

« Les Réveillées », une plate-forme d’accès aux archives

Pour permettre l’accès à tous ces documents d’archives, une plate-forme de valorisation sur le web a été conçue par le Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture.

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Dans l'église, un baptême, les hommes sonnent les cloches. Lucey, Côte d’Or, 1967. Recherche coopérative sur programme CNRS-MNATP dite RCP Châtillonnais, 1967. Cl. Claude Gaignebet (réf. 1967.55.44) © Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée

Lauréat de l'appel à projets pour la création de contenus à diffuser sur PSL-Explore, ce projet doit permettre de rassembler, d'éditer et de rendre ces ressources accessibles aux ethnomusicologues, anthropologues et chercheurs en histoire culturelle, mais aussi aux praticiens des musiques et danses traditionnelles et enfin à tous ceux qui s'intéressent à la sauvegarde et à la transmission de ce corpus patrimonial d'une ampleur et d'un intérêt considérables.

Le terme choisi pour la désigner s’applique aux traditions anciennes liées aux chansons pascales appelées « les réveillées ». Il s’agissait de réveiller les fidèles, au sens spirituel du terme, en passant de maison en maison pour les faire réfléchir au sens de la fête de Pâques. Les villageois « réveillés » par le groupe de jeunes gens devaient offrir quelque chose aux quêteurs, ainsi nommés car ils recevaient en retour vin, œuf, biscuits ou monnaie.

L’usage de ce vocable semble particulièrement approprié pour qualifier le projet de valorisation de ces enquêtes dont les archives, restées longtemps inaccessibles et comme « endormies », pourront être vues et entendues en ligne.

Pour aller plus loin

Accéder à la plate-forme du Fonds d'ethnomusicologie de la France "Les Réveillées"