Focus

Les débuts de l’océanographie : les expéditions d’Albert Ier de Monaco

Les 28 campagnes océanographiques réalisées de 1885 à 1915 sous le patronage et avec la participation du prince Albert I<sup>er</sup> de Monaco constituent un apport fondamental à une science alors encore naissante.

Si les premières études concernant des organismes marins remontent à l’Antiquité avec les observations d’Aristote (384-322 av. n. è.) et de Pline l’Ancien (23-79), la connaissance des milieux maritimes reste fortement tributaire des progrès de la navigation et ne prend réellement son essor qu’à partir du XVIIIe siècle. Les observations des navigateurs, savants et naturalistes lors des premières grandes missions d’exploration, telles celles menées par Alexandre von Humboldt en Amérique du Sud (1799-1804) ou par Charles Darwin à bord du Beagle (1831-1836), permettent une meilleure connaissance des courants et de la faune pélagique, mais les grands fonds marins restent longtemps mystérieux.

L’océanographie, une science nouvelle

À partir du milieu du XIXe siècle, les progrès scientifiques et techniques s’accélèrent et rendent possible et nécessaire l’exploration en eaux profondes. C’est l’ambitieuse mission dévolue au HMS Challenger, un ancien navire de guerre britannique que la Royal Society of London transforme entièrement en bâtiment scientifique.

De 1872 à 1876, la corvette sillonne presque toutes les mers du globe et son équipage scientifique, dirigé par le naturaliste écossais Charles Wyville Thomson (1830-1882), multiplie les sondages, prélèvements et analyses. Près de 5000 espèces marines sont ainsi identifiées et une première cartographie des fonds océaniques voit le jour, révélant des reliefs encore insoupçonnés comme la dorsale atlantique et la fosse des Mariannes. Les résultats de l’expédition, présentés à partir de 1877, ont un immense retentissement et marquent la naissance de l’océanographie moderne.

HMS Challenger
H. M. S. Challenger. Gravure pour la Challenger Society. Londres, 1912.
L'Exposition du Talisman
Illustration de Armand-Lucien Clément pour L'Exposition du "Talisman". Science et Nature, vol. 1, num. 15, 8 Mar. 1884, p 232.

Cette grande expédition en inspire d’autres, comme celles du Talisman et du Travailleur, les premières expéditions françaises dirigées en Méditerranée et Atlantique nord entre 1880 et 1883 par Alphonse Milne-Edwards (1835-1900), professeur au Muséum d’histoire naturelle. Ces campagnes font l’objet de comptes rendus détaillés et d’une exposition temporaire au Muséum, en 1884, présentant les instruments scientifiques, les découvertes et de nombreux spécimens collectés. L’exposition remporte un franc succès et va inspirer l’un de ses visiteurs les plus illustres, le prince héritier Albert de Monaco.

Le « prince des Mers »

Né à Paris en 1848, Albert Grimaldi passe une partie de son enfance au château familial de Marchais, dans l’Aisne, dont il arpente longuement les espaces naturels, développant un sens aigu de l’observation de l’environnement. Il fait sa scolarité à Paris avant de suivre une formation d’officier dans la Marine impériale française. À la chute de l’Empire, il s’établit à Monaco et fait l’acquisition en 1873 d’un voilier de 200 tonneaux, l’Hirondelle, sur lequel il commence à parcourir la Méditerranée et l’Atlantique jusqu’aux Açores.

Enthousiasmé par les progrès scientifiques, le prince se passionne pour les théories nouvelles de Charles Darwin, Claude Bernard et Louis Pasteur. Il profite de ses nombreux voyages dans les capitales européennes pour fréquenter les milieux universitaires et académiques. À Paris, son ami d’enfance Paul Regnard, médecin et physiologiste, l’introduit auprès des professeurs de la Sorbonne, de la Faculté de médecine et du Muséum d’histoire naturelle. Il y rencontre Alphonse Milne-Edwards qui lui prodigue conseils et encouragements pour monter ses propres expéditions scientifiques.

Albert Ier de Monaco
Albert Ier de Monaco sur la passerelle de son yacht, 1904

Dès l’été 1884, il lance sa goélette l’Hirondelle depuis Lorient jusqu’à la Baltique mais il perd une partie de ses échantillons lors d’un naufrage. Sans se décourager, il remonte une expédition l’année suivante en équipant au mieux son yacht. Pas moins de 28 campagnes vont ainsi se succéder entre 1885 et 1915, de 7 à 14 semaines chacune, en Méditerranée et dans l’Atlantique nord, du Cap Vert jusqu’au Spitzberg. Cette lointaine terre arctique fait d’ailleurs l’objet de 4 expéditions devenues célèbres jusqu’à marquer la toponymie de l’archipel du Svalbard (1898, 1899, 1906 et 1907). Après son accession au trône en 1889, il continue ses expéditions l’été tout en assumant ses responsabilités de prince souverain et seule la Première Guerre mondiale finit par y mettre un terme.

L’organisation à bord

Fascicule 89 - Pl. 4 - Photo 20
Dans le laboratoire du pont. Au milieu des scientifiques, le peintre Louis Tinayre prend des notes de couleur. 1911

Le prince se charge lui-même du commandement du navire, assisté d’un équipage régulier, et fixe le programme de la campagne. En revanche, il ne s’estime pas assez compétent pour encadrer des travaux scientifiques dont il confie la tâche au zoologue et géographe Jules de Guerne, puis au docteur Jules Richard (1863-1945) à partir de 1887. En fonction des objectifs de chaque expédition, différents experts français et internationaux sont conviés : physiciens, zoologues, météorologistes, explorateurs, géographes, spécialistes du plancton, des algues, des mollusques…

Les opérations de sondage et de prélèvement sont réalisées à différentes profondeurs lors de stations en mer dont les coordonnées précises sont consignées. 3698 stations sont ainsi effectuées au cours de la totalité des campagnes pour des prélèvements allant jusqu’à 6035 mètres de profondeur.

Les divers engins nécessaires à ces opérations tels les ballons, flotteurs, filets, chaluts et dragues sont souvent améliorés selon les besoins par l’ingéniosité du prince et de ses collaborateurs. Dès la remontée des échantillons, l’équipe scientifique procède à de nombreuses mesures et analyses sur la température, la salinité, la teneur en radium et la composition des fonds. Les éléments de faune font l’objet de premières observations à bord et sont confiés au retour de campagne aux meilleurs spécialistes pour une étude approfondie.

Les expéditions embarquent toujours des artistes chargés de réaliser des « notes de couleurs ». Prises sur le vif, avant que les couleurs des poissons ou organismes prélevés ne changent, elles permettent aux peintres naturalistes d’effectuer ultérieurement des planches et aquarelles avec le plus grand réalisme. La photographie occupe également une place croissante, et le dernier yacht, la seconde Hirondelle, sera en 1911 le premier navire scientifique à disposer d’un laboratoire photographique.

Céphalopodes - Fascicule 67, planche II, Monaco, 1924
Heterotheutis dispar et pyrotheutis margaritifera. Fascicule LXVII. Contribution à l'étude des céphalopodes de l'Altantique nord (4e série) Planche X. Monaco, 1924

Les résultats des campagnes

Les résultats des recherches sont publiés en 110 fascicules intitulés Résultats des campagnes scientifiques accomplies sur son yacht par Albert Ier, Prince Souverain de Monaco. Édités avec soin par l’Imprimerie de Monaco, entre 1889 et 1950, ils conjuguent rigueur scientifique et qualité esthétique grâce à une illustration abondante. En règle générale, chaque volume est réservé à une étude distincte, conduite par un ou plusieurs experts du sujet.

Fascicule 95, Monaco, 1936
Fascicule XCV. Recherches sur la toxine des Coelentérés et les phénomènes d'anaphylaxie. Monaco, 1936

Ces travaux sont régulièrement présentés aux sociétés savantes et à l’Académie des sciences dont le prince devient membre associé étranger en 1909. Ils permettent des progrès majeurs dans différents domaines de l’océanographie physique ou de la zoologie, comme la mise au jour de nouvelles espèces, la réalisation de la première carte bathymétrique générale des océans ou la découverte du phénomène d’anaphylaxie par Paul Portier (1866-1962) et Charles Richet (1850-1935), une avancée fondamentale en immunologie qui vaut à ce dernier le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1913.

Au-delà des apports scientifiques de ces campagnes, et des perfectionnements apportés aux méthodes, engins et techniques employés pour les collectes, l’ambition d’Albert Ier est de contribuer à une meilleure connaissance du milieu marin et de ses enjeux auprès d’un large public. Il participe ainsi aux expéditions universelles du tournant du siècle et fonde en 1906 l’Institut océanographique, constitué de deux établissements : à Monaco, le Musée océanographique, inauguré en 1910, où sont présentées les collections scientifiques rapportées de ses expéditions, et à Paris, un bâtiment dédié à la recherche et à la diffusion de la connaissance, inauguré en 1911, devenu aujourd’hui la Maison de l‘Océan.

Très tôt sensible à l’impact des activités humaines sur l’environnement marin, il est l’un des premiers à alerter sur leurs conséquences, notamment au sujet de la surpêche  :

« On dirait que l’homme perd complètement la notion de prévoyance lorsqu’il se trouve devant la richesse. Alors il paraît subir un vertige qui le mène à la destruction radicale des choses, car il n’y a aucun produit de la nature qui puisse survivre aux entreprises irréfléchies de l’industrie humaine. »
Albert I<sup>er</sup> de Monaco, <a hrf="https://www.oceano.org/wp-content/uploads/2020/04/Albert-Ier-1921-Discours-Ocean-BIO-N392-compressed.pdf">Discours sur l’Océan</a> prononcé à l’Académie nationale des sciences de Washington le 15 avril 1921

Une collection de référence

Ces campagnes, au-delà des découvertes et des collections réalisées, ont marqué un renouveau des expéditions au long cours, qui avaient été illustrées par les expéditions de La Pérouse avec l’Astrolabe dans les années 1785 ou les expéditions de Darwin avec le Beagle dans les années 1830. Ces expéditions sont toutes restées dans les mémoires et sont toujours actuelles tant elles ont permis de revisiter la diversité de la biologie marine. Les expéditions d’Albert Ier s’inscrivent dans cette lignée avec des moyens plus modernes, mais toujours dans cette même perspective d’expédition sur du temps long dont les objectifs restent globaux.

Les descriptions faites au cours des expéditions d’Albert Ier, retranscrites dans les Résultats des campagnes scientifiques, sont aujourd’hui toujours régulièrement consultées, notamment dans le contexte du changement climatique, des migrations d’espèces, et des transformations de nos écosystèmes marins. L'ensemble des Résultats des campagnes scientifiques constitue une base de référence en termes d’étude de l’environnement en raison de la précision des observations et du détail des informations rapportées.

Les 65 premiers fascicules des Résultats des campagnes scientifiques ont été numérisés par les différentes bibliothèques partenaires de la Biodiversity Heritage Library et mis à disposition sur le site de la BHL et d’Europeana. Les fascicules manquants, les volumes 66 à 110, ont pu être numérisés grâce à un partenariat entre l’Université PSL, l'Institut océanographique - Fondation Albert Ier, Prince de Monaco et le CRIOBE (PSL-EPHE-CNRS-UPVD). Aujourd’hui réunis, tous les fascicules sont présentés en accès libre dans la collection dédiée de la bibliothèque numérique de PSL : Résultats des campagnes scientifiques accomplies sur son yacht par Albert Iᵉʳ, prince souverain de Monaco

Focus réalisé en collaboration avec Serge Planes, Directeur de recherche, EPHE - PSL, CNRS et Directeur Scientifique de la Mission TARA-PACIFIQUE

Les photographies des expéditions présentées dans ce focus sont issues du Fascicule LXXXIX. Liste générale des stations des campagnes scientifiques du Prince Albert de Monaco. Monaco, 1934

Pour aller plus loin :