René Gabriel, un designer avant la lettre
Ouvrons l’une de ces lourdes boîtes gris-noir conservées aux Arts Déco. Des nuages fusent d’un azur de papier peint ; on habite un village rêvé par un enfant, une villa d’architecte au luxe épuré, ou un petit appartement dont les beaux meubles simples racontent l’après-guerre. Nous regardons les archives de René Gabriel, architecte-décorateur. Catherine Geoffroy, chef du Pôle documentaire de l’EnsAD, établissement associé de l’Université PSL, nous guide pour PSL-Explore.
Une vie = une œuvre
Aucune image de l’homme ou de ses proches, pas de documents administratifs, de correspondance : les quelque 3 500 archives de René Gabriel, accessibles via la bibliothèque numérique de PSL, sont exclusivement des travaux préparatoires et des photographies de ses productions. La vie de cet artiste au parcours éclatant reste dans l’ombre.
René Gabriel naît en 1890 à Maisons-Alfort, dans un milieu modeste. Il entre à l’École Germain Pilon en 1912 puis à l’École supérieure des Arts Décoratifs (aujourd’hui l’EnsAD, établissement associé de l’Université PSL), dont il sort diplômé en 1917. Désargenté, il gagne sa vie en montant des décors de spectacles et se lie alors d’amitié avec l’homme de théâtre Léon Chancerel.
Sigismond Chrome, dominotier
En 1919, René Gabriel s’établit dominotier, c’est-à-dire fabricant artisanal de papier peint, ouvrant une boutique rue de Solferino. Il refuse la mécanisation et travaille « à la planche ».
La publicité pour ses produits passe par un personnage imaginaire, « Sigismond Chrome », vieux dominotier inventé par Léon Chancerel et s’exprimant par sa plume. René Gabriel lui dessine un visage et met en page ses slogans, démarrant à cette occasion une activité durable de graphiste et d’illustrateur.
Un créateur polyvalent
En 1919, René Gabriel crée également des meubles, qu’il présente au Salon d’Automne et au Salon des Artistes Décorateurs, le SAD ; il acquiert très vite succès et notoriété. À partir de 1924, il enseigne le dessin à l’École des Arts appliqués de la Ville de Paris.
Son travail se diversifie encore au cours des années vingt puisqu’il dessine des céramiques et réalise des décors de théâtre.
De l’Art Déco à l’épure
Les premières créations de René Gabriel s’inscrivent dans le style « Art déco », qui donne une place importante à l’ornementation. Cependant, l’artiste s’oriente rapidement vers des formes simples et des matériaux peu coûteux.
Son importante participation à l’Exposition internationale des Arts Décoratifs en 1925 témoigne d’un style moderne tranchant sur les décors surchargés qui dominent.
La technique à visage humain
En 1929, René Gabriel revend sa boutique pour rejoindre l’entreprise Viacroze, qui édite et diffuse son mobilier et ses papiers peints.
Ceux-ci sont désormais produits mécaniquement : l’artiste prend le tournant de l’industrialisation mais il saura, tout au long de sa carrière, donner à la production industrielle un visage humain.
Son travail s’incarne d'ailleurs à nouveau dans un personnage : « l’Oncle Sébastien », vieillard imaginaire dont il dessine les traits en masque de théâtre et qui vante les produits Viacroze par la plume de Léon Chancerel.
Un modernisme social
Avec la crise des années trente, René Gabriel fait montre d'un souci accru d’économie et de gain de place, auquel s’ajoute l’objectif de la fabrication en série. Il conçoit des meubles composés de modules baptisés « éléments RG », dont les multiples assemblages et combinaisons possibles permettent d’optimiser de petits espaces.
Car René Gabriel est un artiste socialement engagé ; à sa mort, Léon Chancerel soulignera dans son hommage funèbre que son ami a « voué sa vie à la création et à la diffusion d'un mobilier et d'un équipement susceptibles d'apporter le confort et la joie à ceux qui n'étaient pas des privilégiés de la fortune. »
Le mot « populaire » fait donc sens lorsque, en 1934, René Gabriel quitte Viacroze pour fonder les « Ateliers d’Art Populaire », à la même adresse que le centre d’art dramatique dirigé par Léon Chancerel.
Théâtre
René Gabriel s’est intéressé à l’espace théâtral assez tôt dans sa carrière, scénographiant dès 1927 des mises en scène de Louis Jouvet. Pour le théâtre, il invente des machineries sophistiquées, des scènes rondes ou rectilignes, des salles de spectacle, et même des costumes. Il réalise les programmes et les décors des « Comédiens Routiers », troupe fondée par Léon Chancerel au sein du mouvement scout, et travaille aussi pour le « Théâtre de l’Oncle Sébastien ».
Esprit d’enfance
Car l’Oncle Sébastien, ancien porte-parole de Viacroze, s’est mué en effigie d’un théâtre pour enfants fondé par Chancerel. Le bonhomme est aussi devenu l’emblème d’une collection de livres pour la jeunesse, les « Albums de l’Oncle Sébastien », illustrés par René Gabriel.
Celui-ci n’a jamais eu d’enfant mais nombre de ses créations manifestent une proximité avec le monde de l’enfance, s’exprimant principalement dans ses papiers peints par des couleurs fraîches, des tracés clairs et des thèmes naïfs.
En 1937, René Gabriel construit le « Village des enfants » de l’Exposition internationale de Paris, décor rural de carton-pâte traversé d’une rivière, où les petits visiteurs peuvent déambuler.
La notoriété
Au cours des années trente, René Gabriel expose régulièrement au Salon des Artistes Décorateurs (SAD) et, à partir de 1935, il participe chaque année au Salon des Arts Ménagers. L’Exposition internationale de 1937 à Paris, puis celle de New York en 1939, comprennent des pavillons, des halls et des stands entièrement aménagés et décorés par l’artiste.
Son modernisme sensible, encore marginal au milieu des années vingt, rencontre, une décennie plus tard, la tendance devenue majoritaire chez les décorateurs, convertis à l’épure mais rejetant le purisme froid d’une avant-garde radicale.
Pauvres et riches
En 1938, René Gabriel abandonne les Ateliers d’art populaire pour ouvrir son agence à Montparnasse. Maître incontesté du mobilier industriel de qualité, il fait distribuer ses meubles en bois blanc dans les grands magasins, tout en créant aussi de luxueux ensembles sur mesure pour une clientèle aisée.
Dès 1940, la guerre plonge dans le dénuement des milliers de sinistrés. En 1941, le Service des Constructions Provisoires commande pour eux du mobilier d’urgence. René Gabriel exécute alors un nombre considérable de dessins et de plans pour ce type d’équipements.
Consécration d’un visionnaire
Après la guerre, le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) sollicite architectes et décorateurs pour redonner un cadre de vie aux plus démunis. Les meubles en série ont prouvé leur nécessité, ils connaissent un franc succès au SAD de 1946. René Gabriel est alors nommé président de la Société des Artistes Décorateurs. Le MRU fait appel à lui pour meubler les cités expérimentales construites après-guerre et, en 1947, il collabore avec Auguste Perret aux nouveaux appartements du Havre.
La même année, il devient chef d’atelier à l’École nationale des Arts décoratifs.
Les dernières années de sa vie, René Gabriel travaille beaucoup pour l’hôtellerie, un univers aux contraintes familières de petits habitats temporaires meublés en série. En 1949, il supervise la section Hôtellerie du SAD et, la même année, il se voit décerner la Légion d’Honneur.
Postérité
À la mort de René Gabriel, en 1950, ses idées avant-gardistes triomphent : les équipements modulaires sont devenus courants, les sobres meubles de la Reconstruction dégagent une esthétique intemporelle, prisée parce qu’indémodable.
Aujourd’hui, les intuitions de l’artiste se révèlent prémonitoires à travers le besoin croissant d’équipements pour la précarité et l’urgence, le rejet d’une technologie déshumanisante, ou encore la recherche d’une beauté dictée par les usages et portée par des matériaux simples – le credo des designers.
Retrouvez l'ensemble des archives de René Gabriel dans la bibliothèque numérique de PSL.
Focus conçu et rédigé par Catherine Geoffroy, chef du Pôle documentaire de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs
En savoir plus
CHAUVIN, Élisabeth, GENCEY, Pierre, Utopie domestique : intérieurs de la Reconstruction, 1945-1955. Paris : Éd. Piqpoq ; Ville du Havre , 2014
CHAUVIN, Élisabeth, GENCEY, Pierre, Appartements témoins de la reconstruction du Havre. Bonsecours : Éd. Points de vues ; Ville du Havre, 2007
FERRET, Céline, René Gabriel, architecte-décorateur. Mémoire de DEA, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2002 [consultable à la bibliothèque de l’EnsAD]
GENCEY, Pierre, Jacques Hitier, modernité industrielle. Paris : Éd. Piqpoq , 2012
GENCEY, Pierre, Marcel Gascoin : design utile. Paris : Éd. Piqpoq ; Ville du Havre , 2011
Art utile, blog de Pierre Gencey
L’appartement témoin d’Auguste Perret et René Gabriel au Havre
À voir aussi : les céramiques conçues par René Gabriel à la Manufacture de Sèvres et les meubles créés par l’artiste au Musée des Arts Décoratifs.