Le décor de la tombe de l'empereur mandchou Qianlong
Quatrième empereur de la dynastie Qing, Qianlong a régné sur la Chine de 1735 à 1796. Sa tombe, située à 130 km de Pékin, présente une décoration remarquable dont l'étude apporte un éclairage nouveau sur la personnalité de l'empereur.
Les mausolées de la dynastie mandchoue des Qing
En 1644, les Mandchous conquièrent l'empire de Chine et fondent la dynastie des Qing (1644-1912). Vingt ans plus tard, ils aménagent au nord-est de Pékin un site destiné à accueillir leurs mausolées impériaux dont l'architecture extérieure s'inspire de ceux qui avaient été édifiés par les dynasties chinoises (han) antérieures.
La tombe de Qianlong
Qianlong est le quatrième empereur de la dynastie des Qing. C'est tout au début de son règne qu'il débute la construction de son mausolée. Celui-ci comporte une série de bâtiments cultuels avec, dans la partie nord, la tombe proprement dite qui occupe une surface de 372 m2 à 54 m sous terre.
Pillée en 1928, elle révèle pourtant, lors de son ouverture officielle en 1977, un trésor inestimable que les voleurs ne pouvaient pas emmener : près de 30 000 caractères en tibétain et 700 lettres en écriture indienne lantsa ainsi qu'une centaine de représentations bouddhiques gravés avec une grande finesse sur les murs et les voûtes des 6 chambres funéraires. Certains des cercueils impériaux encore en place sont aussi ornés d'inscriptions en tibétain.
Une remise en question de l'historiographie officielle
Par ses conquêtes, Qianlong est celui qui a donné sa plus grande extension au territoire sur lequel a régné la dynastie des Qing. Son règne marque l'apogée de la puissance mandchoue et l'empereur lui-même a revendiqué haut et fort l'identité mandchoue de son empire. Mais il s’est également approprié les traditions chinoises, autant par intérêt personnel que politique. Sa connaissance approfondie de la culture chinoise (langue, art, littérature, études classiques, architecture) est certaine, de même que sa volonté de la contrôler et d'y apposer sa marque.
Dans le portrait qu'elle trace de Qianlong, l’historiographie officielle chinoise met uniquement en avant cette sinisation qu'elle fait en outre coïncider avec une culture qui aurait été exclusivement façonnée par la pensée confucianiste. Même l'intérêt de l'empereur pour le bouddhisme de tradition chinoise est relégué en arrière-plan. Sa pratique du bouddhisme de tradition tibétaine est à plus forte raison rabaissée à une simple manipulation diplomatique : pour les historiens chinois, l’action de Qianlong ne peut être guidée que par des valeurs strictement confucéennes. Ainsi, l’importance de son patronage pour le bouddhisme tibétain, reconnue par tous, a longtemps été expliquée par une simple stratégie politique envers les Mongols, une population largement bouddhiste représentant pendant plusieurs décennies une menace pour le pouvoir mandchou.
Le décor de la tombe de Qianlong remet entièrement en question cette interprétation. Si Qianlong avait été un parfait confucéen suivant uniquement les rites étatiques prônés par cette idéologie chinoise, comment expliquer qu'on ne trouve aucun caractère chinois et qu’une telle place soit donnée au bouddhisme tibétain dans la tombe, la partie la plus intime du mausolée ? Ce lieu n'est pas destiné à être vu, montré ou visité. Le choix de son décor repose donc sur les convictions intimes de l'empereur, ainsi que sur les coutumes funéraires familiales.
L'étude du décor de la tombe
En novembre 2004, lorsque Françoise Wang-Toutain (CRCAO-CNRS) se rend pour la première fois sur le site, la nature bouddhique du décor de la tombe est reconnue de tous mais sa teneur exacte n’est pas encore définie et identifiée.
Lors de cette visite, la chercheuse reconnaît tout de suite les prières gravées sur le bois des cercueils et commence à déchiffrer suffisamment rapidement les inscriptions ornant les murs pour que les autorités du site l'autorisent à revenir travailler sur ce décor.
Plusieurs séjours pris en charge par le CRCAO sont effectués entre fin 2004 et fin 2008. Ils permettent à F. Wang-Toutain de procéder à un relevé entièrement manuscrit de la totalité des inscriptions. Un premier relevé (près de 50 pages) est achevé en 2005 et édité sur support informatique. Il se voit récompensé en 2006 par le 2e prix de la recherche scientifique CLIO. Les autorités du site autorisent alors F. Wang-Toutain à prendre quelques photos, notamment des voûtes, afin de pouvoir vérifier ce relevé.
L'identification des textes
L'édition des textes permet de passer au travail d'identification de leurs sources. Une première série d'articles présente les prières en tibétain gravées sur les cercueils ainsi que l'identification des inscriptions en écriture lantsa qui apparaissent à des endroits stratégiques de la tombe.
Pour les inscriptions en tibétain, le travail s'avère beaucoup plus long. Il n'existe pas encore d'outils de recherche informatique performants pour explorer le contenu du canon bouddhique en tibétain. F. Wang-Toutain passe donc plusieurs années à parcourir ce corpus (plus de 200 volumes) pour localiser la source des textes gravés dans la tombe.
Les inscriptions des murs et des voûtes sont uniquement des dharanis (ou mantras), c'est-à-dire des formules sacrées qui tirent l'essentiel de leur puissance de leur énergie phonique. Dans ces formules, le son a en effet acquis une telle prédominance sur la valeur sémantique que, lors de leur diffusion hors de l'Inde, l’idée de les traduire est rapidement abandonnée pour se concentrer sur la transcription du son. Ainsi, les dharanis de la tombe de Qianlong sont des formules indiennes transcrites en tibétain choisies par les concepteurs de ce décor pour leur fonction rituelle. Le travail d'identification a permis de dévoiler chacune d'elles.
Des rituels funéraires qui se déroulent le long des murs et des voûtes
Par leur choix et leur disposition, l’écrit et l'iconographie (représentations de Buddhas et Bodhisattvas bien spécifiques) suivent deux idées directrices : la sacralisation de l'édifice et la présence de rituels funéraires bouddhiques précis assurant la purification et la protection du défunt. Le positionnement très particulier des formules sacrées et leur enchaînement dans l’espace de la dernière chambre funéraire sont à rapprocher de leur disposition rituelle sur les monuments funéraires bouddhiques (stupas) et permettent ainsi, par l’écrit, de récréer virtuellement un stupa.
Alors que dans son architecture extérieure, cette tombe suit les modèles chinois confucéens traditionnels, à l'intérieur, la combinaison de textes et de représentations iconographiques donne à ce monument une symbolique très différente, profondément inspirée des traditions bouddhiques tibétaines.
Reconstitutions 2D et modèle 3D
Le programme ornemental de cette tombe est basé sur une étroite association entre formes architecturales, écrit et pratique religieuse. Le recours à l’utilisation des outils numériques pour le relevé et la représentation 2D et 3D du monument s'est donc imposé peu à peu et a pu se concrétiser grâce à une collaboration avec le laboratoire MAP de Marseille et la mise en place d'une ANR (SINETOMB-2008-2012).
Francesca De Domenico, qui était alors post-doctorante au MAP, a entièrement pris en charge cette longue restitution. À l’aide de procédés innovants de photogrammétrie, elle a reconstitué les volumes et vectorisé manuellement les écritures et l’iconographie des 6 chambres funéraires.
Ce travail a pu être achevé entre 2017 et 2018, grâce à un financement de PSL obtenu dans le cadre de l'Institut d'Études Tibétaines du Collège de France dont F. Wang-Toutain assume la direction scientifique.
Outre 37 planches de restitution 2D (consultables sur la bibliothèque numérique de PSL), un modèle 3D interactif permet désormais de visualiser cette utilisation combinée de l'écrit et de l'iconographie bouddhique en temps réel.
Un patrimoine unique et fragile
Ce travail sur le décor de la tombe s'est accompagné de l'étude du contexte historique et religieux d'un tel aménagement. Ce domaine est loin d'être épuisé et des recherches sont en cours sur les différentes façons dont s'exprimait l'intérêt de Qianlong pour le bouddhisme que ce soit pour la tradition tibétaine ou la tradition chinoise.
De par son décor, la tombe de cet empereur est un monument exceptionnel. Cependant, l'édifice souffre d'inondations récurrentes qui mettent en danger sa conservation. En 2000, l'ensemble du site a été classé au Patrimoine mondial de l'Unesco. On ne peut qu'espérer que les autorités mettent tout en œuvre pour protéger au mieux ce programme ornemental. En attendant, l’utilisation des outils numériques pour la sauvegarde de ce patrimoine trouve ici toute son importance.
En savoir plus
Retrouvez l'intégralité des relevés des décors de la tombe sur la bibliothèque numérique de PSL
Bibliographie
Françoise Wang-Toutain, avec la participation de Francesca De Domenico, Le décor de la tombe de Qianlong : r. 1735-1796, Un empereur mandchou et le bouddhisme tibétain, Paris : Imprimerie Launay, 2017, 2 volumes.
Françoise Wang-Toutain, avec la participation de Francesca De Domenico, Le décor de la tombe de l'empereur mandchou Qianlong : r. 1735-1796, Paris : IET-Collège de France, 2018
Glossaire
- Bodhisattva : Littéralement "être d'Éveil". Dans la tradition bouddhique indo-tibétaine, ce terme désigne un être qui a fait le vœu de s'engager dans la Voie conduisant à l'Éveil afin d'avoir les pleines capacités pour œuvrer pour le bien de tous les êtres. La "carrière" d'un bodhisattva comporte différentes étapes. Certains bodhisattvas sont de ce fait plus avancés que d'autres. On distingue traditionnellement huit grands bodhisattvas : Ᾱkāśagarbha, Avalokiteśvara, Kṣitigarbha, Maitreya, Mañjuśrī, Samantabhadra, Sarvanivaraṇa viṣkambhin, Vajrapāṇi.
- buddha : être éveillé. Parmi l'infinité des buddhas, deux groupes sont représentés dans la tombe :
- les cinq buddhas primordiaux : Akṣobhya, Vairocana, Amoghasiddhi, Amitābha, Ratnasambhava.
- les 35 buddhas de purification
- dhāraṇī : formule sacrée ésotérique. Dans la plupart des cas, dhāraṇī est équivalent au terme mantra.
- lantsa : écriture indienne dont l'usage fut très répandu au Népal dès le XIe siècle. Par la suite, cette écriture (aussi connue sous le nom de randja) fut également employée au Tibet et en Mongolie pour écrire le sanskrit sous une forme ornementale, notamment pour les titres d'ouvrages et pour les dhāraṇīs qui sont traditionnellement inscrites sur des éléments architecturaux comme les poutres des bâtiments.
- Les quatre rois célestes : dans la cosmologie indienne, ce sont les gardiens des quatre directions, et dans le bouddhisme, on leur attribue en outre un rôle de protection de l'Enseignement du Buddha. Ce sont : Vaiśravaṇa, le roi du Nord ; Virūpākṣa, le roi de l’Ouest ; Dhṛtarāṣṭra, le roi de l’Est ; Virūḍhaka, le roi du Sud.
- stūpa : édifice indien dans lequel étaient enchâssées des reliques sacrées. Son architecture évolua considérablement au cours des siècles et selon les aires culturelles dans lesquelles le bouddhisme se diffusa. Il a à la fois une fonction funéraire et une fonction de commémoration du Buddha. C'est pourquoi la tradition bouddhique distingue huit grands stūpas associés chacun à un épisode important de la vie du Buddha comme par exemple la réalisation de l'Éveil. C'est ce "stūpa de l'Éveil" qui est représenté dans la tombe.
Consultez le glossaire complet des termes employés pour la description des décors de la tombe de Qianlong ici