Maîtres et Possesseurs de la Nature
L'humanité a profondément et durablement affecté son environnement - à tel point qu'on parle désormais "d'anthropocène". Comment en est-on arrivé là ? Philosophie, paléontologie, histoire, climatologie, physique, ethnologie : partez à la rencontre des chercheurs les plus en pointe de leurs domaines.
Par quelle bifurcation de l’Histoire avons-nous atterri dans le monde qui est aujourd’hui le nôtre ? Tous les indicateurs sont au rouge. La catastrophe climatique se conjugue désormais au présent, la biodiversité s’effondre et les espaces naturels subissent de la part de l’humanité une pression sans précédent. « L’anthropocène », c’est le nom qu’on a donné à la période actuelle – l’âge de l’Homme, exerçant son pouvoir sur la Nature jusqu’à mettre en péril sa propre survie.
Un coupable idéal se dessine vite, en la personne de René Descartes. Dans son Discours de la Méthode, il nous invitait à devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature » et semblait ouvrir la porte à toute notre démesure actuelle. Mais selon Dan Arbib, philosophe spécialiste de Descartes à l’ENS-PSL , cette sentence est à relativiser : « Ce qui compte pour Descartes, c’est la préservation de la santé […] de notre bonheur, de notre joie ». Descartes n’est pas un chantre de la technique pour la technique, bien au contraire. Sa philosophie est très consciente de la finitude, et n’a pas d’intention prométhéenne. Néanmoins, la postérité va lui attribuer cette position.
Pour autant, faut-il vraiment associer la maîtrise de la nature avec la santé et ce qui en découle ? Rien n’est moins sûr. Pour Hélène Coqueugniot, paléo-pathologue à l’EPHE-PSL, il faut se souvenir que l’Humain d’avant la révolution néolithique, d’avant l’agriculture et la sédentarisation, était en harmonie avec son environnement et n’était pas le pauvre hère qu’on imagine parfois. C’est au contraire la sédentarisation et l’agriculture qui marquent l’apparition des carences et des pathologies qui vont avec : « Plus l’Homme adapte son environnement, moins il s’adapte à son environnement. Et quand l’environnement n’est pas favorable, il en paye les conséquences ».
La maîtrise de la nature est donc souvent contre-productive… La période de la révolution industrielle est à ce titre significative. Le capitalisme industriel amorce son âge d’or, et l’industrie rentre jusque dans les grandes villes. Pour Thomas Le Roux, historien de l’EHESS, cette bascule va de pair avec un changement des représentations : « les chimistes vont démontrer (à tort) que les gaz acides qui s’échappent des usines sont en fait capables de purifier l’air » et ainsi favoriser leur acceptabilité. La notion selon laquelle la technique pourrait résoudre les problèmes qu’elle pose s’installe dans les esprits, rarement contredite : « C’est un argument qu’on retrouve en 1850 […] et de nos jours on le retrouve encore. On s’imagine que les nouvelles technologies vont permettre de faire baisser le niveau des pollutions ».
Mais les faits sont têtus et la situation est chaque année plus problématique que la précédente. Valérie Masson-Delmotte, climatologue à l’Université Paris-Saclay, observe l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère, et elle met en garde contre l’idée d’utiliser plus encore la technique pour se sortir du problème actuel. « Certains envisagent de modifier délibérément l’ensoleillement de la Terre […] ou de retirer du CO2 de l’atmosphère pour le stocker de manière durable ». Solution parfaite ? Tout cela ne serait pas sans conséquence et sans risque : « cela pourrait rentrer en compétition avec l’utilisation des terres pour l’alimentation animale et humaine […] inciter à la destruction de forêts primaires, avec des enjeux considérables pour la biodiversité ».
La solution serait plutôt à trouver dans une nouvelle sobriété, en partenariat avec l’environnement plutôt que contre lui. Ainsi, Daniel Beyssens, physicien à l’ESPCI Paris - PSL, étudie comment « récolter la rosée », une manière de se procurer des ressources sans exploiter la nature au-delà de ce qu’elle peut raisonnablement donner. Des chemins existent, des raisons d’espérer sont permises. Pour Philippe Descola, anthropologue et professeur émérite au Collège de France, il faudra déjà commencer par se débarrasser de la distinction Nature/Culture, qui nous empêche de voir à quel point l’Humanité fait en réalité pleinement partie de son environnement. En arrêtant de considérer la Nature « comme un stock de ressources à s’approprier » mais comme un système complexe dont nous faisons partie, il sera possible d’inventer de nouvelles façons d’être au monde : « ce qui est responsable de ce qu’on appelle l’anthropocène, ce n’est pas l’Homme, c’est un système, c’est le capitalisme industriel […] et c’est quelque chose de très singulier dans l’histoire de l’humanité ».