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"Iliade l'amour", l'opéra du Conservatoire

Le Conservatoire national supérieur de musique et de danse et la Philharmonie de Paris proposent Iliade l'Amour, un opéra de Betsy Jolas. Cette création a mobilisé les professeurs et élèves des disciplines vocales, instrumentales et chorégraphiques. C'est aussi le fruit d'une collaboration avec l'ENSAD, dont une enseignante et quatre étudiantes signent la scénographie.

 

Genèse de l'oeuvre

L'opéra est un voyage à travers l’autobiographie de Heinrich Schliemann, étonnante figure du XIXe siècle : homme d’affaires, archéologue pionnier, contesté dans sa découverte des ruines de Troie, fasciné par l’Iliade d'Homère. Il est ainsi décrit par Antoine Gindt, son metteur en scène :

"De l 'histoire de Heinrich Schliemann (1822-1890) — qui consacra son immense fortune à sa passion archéologique et exhuma les ruines de Troie, puis celles de Mycène — Bruno Bayen a écrit une pièce : Schliemann, épisodes ignorés. Elle fut créée, avec Antoine Vitez dans le rôle-titre, le 26 mai 1982 à Chaillot. De cette pièce, Betsy Jolas tira un (long) opéra en trois actes, Schliemann, dont la première, le 3 mai 1995 à l’Opéra de Lyon, était mise en scène par Alain Françon et dirigée par Kent Nagano (sur un livret de Bruno Bayen). Vingt ans plus tard, la compositrice a terminé une nouvelle version, largement remaniée. L'orchestre est réduit à 16 solistes, la durée ramenée à 1 h 45. Le livret a lui aussi été considérablement repris, le titre de l’ouvrage prenant désormais celui de la première partie du texte de Bruno Bayen : Iliade l’amour. Iliade l’amour est désormais composé de 10 tableaux.

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C’est un voyage dans l’autobiographie de Schliemann (Andromache sa fille, étant la narratrice) et c’est ce voyage — mélange de réalisme historique, d’histoire romanesque et d’onirisme — que nous mettons en scène. Les bateaux y sont omniprésents et c’est sur l’un d’eux que nous avons situé principalement notre travail : comme on sait, la métaphore entre le pont et le plateau de théâtre opère toujours dans l’imaginaire, et cette métaphore sert autant d’illustration que d’outil de mise en scène.

Je ne recherche pas la réalité historique de cette histoire extraordinaire, mais plutôt comment la faire entendre aujourd’hui, grâce à la musique subtile de Betsy Jolas.

Comment, avec les outils les plus simples du théâtre, trouver la magie de redécouvrir, comme Schliemann le fit des ruines, la manière de représenter le fabuleux et la folie de cette entreprise ? Comment rendre, comme le suggère Betsy Jolas, ce « rêve » de Schliemann, le rêve de ce personnage un peu fantasque, avec ses relations souvent contrariées et sa propension obsessionnelle à réécrire sa propre histoire ?"

 

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Le découvreur de Troie ?

Fils d’un pasteur protestant, Heinrich Schliemann naît en 1822 à Neubukow, dans le nord de l’Allemagne. Enfant, il découvre la mythologie grecque grâce à son père, passionné par l’Antiquité, qui lui lit l'Iliade et l'Odyssée. Une image de Troie en

flammes le convainc que ses murailles ne peuvent pas avoir totalement disparu. Contraint d’abandonner ses études à l’âge de quatorze ans, il devient commis en Allemagne, comptable à Amsterdam, négociant à Saint-Pétersbourg, avant de faire fortune aux États-Unis.

En parallèle, Schliemann étudie le grec, voyage en Suède, en Allemagne, en Italie, en Égypte, et en Grèce, avant de découvrir Tunis, l’Inde, la Chine, San Francisco, la Havane et Mexico. De retour à Paris, il commence des études d’archéologie à la Sorbonne sans abandonner les affaires.

En 1868, l’Odyssée en main, il parcourt Ithaque, la patrie d’Ulysse. Une rencontre politique (celle du vice-consul des États-Unis aux Dardanelles, Frank Calvert) lui permet de commencer des fouilles du site qui pourrait abriter les décombres de Troie. Sept campagnes archéologiques se succèdent, auxquelles on reprochera leur manque de méthodologie scientifique. Malgré des erreurs de datation, Schliemann a bel et bien découvert le site de la Troie homérique.

Il met au jour quantité d’objets, dont ce qu’il pense être le trésor de Priam et les bijoux d’Hélène, que le gouvernement turc l'accuse d’avoir pillés. Donné à l’Allemagne, exposé à Berlin, ce trésor disparaît pendant la Seconde Guerre mondiale et ressurgit au musée Pouchkine de Moscou en 1991. Des négociations sont en cours pour que le musée de Préhistoire et de Protohistoire de Berlin, officiellement encore propriétaire du trésor, puisse le recouvrer.

 

Un opéra "de chambre"

Iliade l’amour est héritier de l’opéra du xxe siècle. On y retrouve des traitements de la voix évoquant ceux écrits par Schoenberg dans Pierrot lunaire, une construction en scènes et des « archétypes » du genre opératique. Ici, des duos (une scène d’amour entre Schliemann et Sophia (scène V), une berceuse de Sophia (scène VI) et un passage en énumération rapide par le professeur de gymnastique (scène V) rappellent l’« air du catalogue » de Don Giovanni de Mozart.

betsy_jolas-r_jean_radelBetsy Jolas ne décrit pas sa musique comme radicalement moderne mais comme personnelle ; elle cherche avant tout une « musique belle qui sonne bien », en équilibre entre consonances et dissonances. Elle ne cherche pas pour autant revenir à la tonalité mais à dessiner des lignes mélodiques élégantes rappelant la manière des musiciens du Moyen Âge et de la Renaissance, comme Guillaume Dufay, Josquin Desprez ou Roland de Lassus.

La compositrice est fascinée par la voix, utilisée autant pour servir l’action qu'en tant qu'instrument à part entière. Le chant, souvent lyrique et orné dans les moments plus expressifs, pour lesquels le récit est suspendu, se rapproche du récitatif dans les dialogues. Elle allie le mélodrame (texte parlé sur de la musique) à des formes plus rares : un mélange de voix parlée et chantée, de longs ports de voix, des cris et des rires, du chant bouche fermée ou bouche entrouverte.

Ce travail sur la voix enrichit la palette sonore et sert le texte, en traduisant en musique les accents toniques d’une langue, les inflexions, les voyelles muettes ou la ponctuation. L'opéra mêle le français, l’anglais, l’allemand et le grec, et ce mélange influe sur le rythme de la musique : la métrique varie pour souligner l’intonation. L'oreille avertie notera le goût de la compositrice pour la métrique à cinq temps, héritée des traités de la Grèce antique, en adéquation avec le sujet de l’oeuvre.

Le choix de la tessiture de baryton pour interpréter Schliemann entre en contraste avec le personnage de Sophia, dans le registre aigu de soprano. Âge mûr d'un côté, jeunesse et sa fragilité de l'autre. Dans le duo d’amoureux, les mélismes de Sophia traduisent une émotion incontrôlée et s’opposent à la détermination obstinée de Schliemann. Andromache, à la tessiture de mezzo-soprano, projette une image plus tempérée... Elle semble néanmoins dissimuler une grande colère, trahie par les nombreux mélismes de son chant.

Sous-titré « opéra de chambre », Iliade l’amour ne requiert qu’un ensemble de seize instrumentistes. Cet orchestre réduit semble à première vue assez traditionnel mais intrigue par quelques curiosités. Ici, pas de violons, mais un synthétiseur couplé à un sampler qui permet d’intégrer par touches le son de la mer et des sons radiophoniques à la trame de fond.

Découvrez l'opéra en vidéo ci-dessous.