L’aventure de la physique moderne
L'année miraculeuse
L’année 1905 est considérée comme l’année miraculeuse de la physique moderne et, en particulier, l’« annus mirabilis » d’Albert Einstein. Le jeune physicien allemand de 26 ans, encore peu connu, fait paraître dans l’année successivement quatre articles déterminants. Alors que son travail sur le mouvement brownien conduit à la validation expérimentale de la théorie atomiste, les trois autres articles posent les bases des deux grandes révolutions conceptuelles du siècle : la théorie de la relativité et la théorie des quantas.
Par ses propres travaux sur la physique des électrons, l’électromagnétisme, la cinétique des gaz et les mouvements moléculaires, Paul Langevin anticipe ces bouleversements théoriques qu’il va être aussi un des premiers en France à soutenir, accompagner et diffuser bien au-delà du seul monde scientifique.
La physique du discontinu
Le concept de discontinuité quantique apparaît pour la première fois dans le cadre de la théorie du rayonnement thermique, proposée par le théoricien berlinois Max Planck en 1900, qui émet l'hypothèse que les échanges d'énergie avec la matière se font par petites quantités : les « quanta ». Planck lui-même doute de la validité de sa théorie, tant elle semble en rupture avec les lois physiques observables, mais d’autres physiciens continuent les investigations, notamment un jeune physicien viennois, Paul Ehrenfest, élève de Boltzmann, qui s’intéresse au rayonnement thermique et à la façon dont Planck a utilisé la thermodynamique statistique.
En 1905, Einstein reprend les travaux de Planck en étudiant l’effet photoélectrique, la génération d'un courant électrique par une exposition lumineuse. Dans son article Sur un point de vue heuristique concernant la production et la transformation de la lumière, il met en évidence la distribution discontinue de la lumière et confirme l’hypothèse de Planck en supposant à son tour l’existence de « quanta de lumière ».
Avisés très tôt de ces travaux, Paul Langevin et Edmond Bauer, son élève, portent leur attention sur le rayonnement thermique. Sous la direction de Langevin, Bauer commence une thèse sur le rayonnement des flammes et des gaz à haute température qu’il prépare dans le laboratoire de Jean Perrin à la Sorbonne. Dans son approche théorique du phénomène du rayonnement, il s’inspire des réflexions de Paul Ehrenfest, rencontré vers 1906 en Suisse. La thèse de Bauer, qu’il soutient en 1912, est la première présentation détaillée de l’hypothèse quantique en France.
Quant à Langevin, il consacre son cours au Collège de France aux « difficultés de la théorie du rayonnement » et donne une conférence générale expliquant « La physique du discontinu » à la Société Française de Physique en 1913.
Les Congrès Solvay
La difficile question des quanta est également au cœur du premier Conseil de physique Solvay, organisé à Bruxelles en 1911, grâce au mécénat de l’industriel belge Ernest Solvay. Le choix du sujet tient à l’initiative des physiciens allemands Max Planck et Walter Nernst qui convient à ce concile inédit, placé sous la présidence d’Hendrik Lorentz, quelques-uns des plus éminents scientifiques de l’époque.
Du côté français sont invités Marcel Brillouin, Maurice de Broglie, Marie Curie, Jean Perrin, Henri Poincaré et, bien sûr, Paul Langevin. Il y présente un exposé, La théorie cinétique du magnétisme et les magnétons, et participe activement aux discussions. Grâce à sa maîtrise de l’anglais et de l’allemand, il prend en charge avec Maurice de Broglie la publication des rapports qui paraissent en France dès 1912 sous le titre : La théorie du rayonnement et les quanta.
Langevin est invité au Conseil suivant, en 1913, dédié à la Structure de l’atome. A la reprise des congrès après la guerre, en 1921, il devient membre du conseil scientifique et participe à l’organisation des conférences jusqu’à la mort de Lorentz, en 1928. Avec le soutien de ses célèbres amis, Marie Curie et Albert Einstein, qui soulignent ses qualités scientifiques autant qu’humaines, il est élu à la succession de Lorentz en tant que président des Conseils. Il organise les congrès de 1930 et 1933 avec succès, mais le contexte international empêche la tenue des conseils prévus pour 1936 et 1939.
Lieux de rencontres, de débats, et parfois d’affrontements restés célèbres comme celui qui oppose Niels Bohr à Albert Einstein en 1927 autour de la question du déterminisme en mécanique quantique, les Conseils Solvay tiennent une place centrale dans l’histoire de la physique moderne. En tant que participant, organisateur et président, Paul Langevin accompagne cette histoire au plus près des questions fondamentales qui y sont débattues.
Einstein et la Relativité
Le premier Conseil Solvay en 1911 est assez décevant sur le plan scientifique pour Albert Einstein qui en parle comme d’un « sabbat de sorcières ». Il est cependant enchanté de rencontrer la nouvelle garde française, Marie Curie, Jean Perrin et Paul Langevin, avec lesquels il noue rapidement des liens d’amitié. En Langevin, il trouve non seulement un ami mais aussi un soutien et un relai déterminant dans la diffusion de ses théories les plus novatrices.
Bien avant cette rencontre, Langevin est l’un des premiers physiciens français à comprendre la portée de la théorie de la relativité. Ses propres travaux l’ont conduit sur la même voie et, dès la fin 1905, il énonce dans son cours au Collège de France une équation de la relation entre la masse et l’énergie similaire à celle d’Einstein (E=mc2) comme le lui fait remarquer Edmond Bauer quelques mois plus tard lorsqu’ils découvrent l’article du savant allemand : L’inertie d’un corps dépend-elle de son énergie ?
Il adopte donc avec enthousiasme la théorie de la relativité, formulée en 1905 sous sa forme encore « restreinte », et s’en fait rapidement le porte-parole, tout d’abord en l’inscrivant au programme de son cours de physique au Collège de France dès 1910, puis en cherchant à la partager avec d’autres publics.
L'évolution de l'espace et du temps
Conscient de la profonde remise en question de l’espace et du temps entraînée par le principe de relativité, Langevin invite les philosophes à s’emparer de ces nouveaux concepts, comme Henri Bergson qui assiste à plusieurs de ses conférences.
Lors de son exposé au Congrès philosophique de Bologne en avril 1911, il propose une expérience de pensée restée célèbre sous le nom de « Voyageur de Langevin », ou bien encore « Paradoxe des deux jumeaux ». Il y imagine un voyageur dans un boulet projeté hors de la Terre à une vitesse proche de celle de la lumière. Quand le voyageur revient deux ans plus tard et se compare à un observateur resté sur Terre, il constate qu’il a moins vieilli que ce dernier. L’exemple, qui met en évidence la dissymétrie entre les temps propres à chaque observateur, contribue largement à la popularité de la théorie de la relativité.
Langevin continue son travail de promotion de la théorie de la relativité quand elle devient « générale » en intégrant la gravitation à partir de 1915. Il parvient à convaincre Einstein de venir donner des conférences au Collège de France et à la Société Française de Philosophie en 1922. La venue du savant allemand fait scandale dans la France de l’après-guerre où les sentiments antigermaniques sont à leur paroxysme, mais cette visite est un succès dans les milieux intellectuels qui se passionnent pour ces nouvelles théories.
Sur le chemin du retour, Langevin et Einstein, tous deux ardents pacifistes, arpentent avec tristesse les anciens champs de bataille de la Marne.
Bibliographie
Ouvrages et articles
- BENSAUDE-VINCENT Bernadette, Langevin. Science et Vigilance. Paris : Belin, 1987.
- Bensaude-Vincent Bernadette, Blondel Christine, Monnerie Monique. « Les archives de Paul Langevin à l'École supérieure de physique et de chimie industrielles ». In : La Gazette des archives, n°145, 1989. Les archives scientifiques (communications présentées à la journée d’études organisée par le Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques de la Cité des sciences et de l’industrie, Paris, La Villette, 25 février 1988) pp. 150-153. DOI : https://doi.org/10.3406/gazar.1989.4133
- Bok Julien, Kounelis Catherine, Paul Langevin (1872-1946) - De la butte Montmartre au Panthéon : parcours d’un physicien d’exception, Reflets de la Physique, n°1 (2006), 14-16
- Bustamante Martha-Cecilia, Kounelis Catherine, La physique de Paul Langevin. Un savoir partagé. Catalogue de l’exposition ESPCI. Paris : Somogy, 2005
- Bustamante Martha-Cecilia, « Rayonnement et quanta en France, 1900-1914 », in : Physics, vol. 39, 2002, pp. 63-107.
- [Collectif], « Paul Langevin, son œuvre et sa pensée. Science et engagement », Epistémologiques, vol. 2 (1-2), janvier-juin 2022. Paris / Sao Paulo, EDP Sciences, 2002
- Gutierrez Laurent, Kounelis Catherine, Paul Langevin et la réforme de l’enseignement, Presses Universitaires de Grenoble, 2010
- Langevin, André (1901-1977), Paul Langevin, mon père : l'homme et l'œuvre. Paris : Les Éditeurs français réunis / impr. 1971
- Langevin André, Duck Francis (traduction), Paul Langevin, my father. The man and his work, EDP Sciences, 2022
- Paty, Michel, « Paul Langevin (1872-1946), La relativité et les quanta ». In : Bulletin de la Société Française de Physique, 1999, p. 15-20. https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00181587/
- Paty, Michel, « [Einstein] 1905, l’année admirable ». In : Pour la science, 2004, p.26-33. https://shs.hal.science/halshs-00177342
Bibliothèque numérique de PSL
Le fonds Langevin conservé à L’ESPCI contient de nombreux hommages et témoignages sur la vie de Paul Langevin, à consulter directement en ligne :
- Cotton, Eugénie (directrice de l'École normale supérieure de Sèvres), “[Hommage à P. Langevin]”, 1949, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Bibliothèque, L112/038. https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2g44b
- Langevin, André (1901-1977), “Paul Langevin et l'École de physique et chimie”, 1971, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Bibliothèque, L196/018. https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2kjf0
- “[Ingénieurs E.P.C.I., no 76, mai-juin-juillet 1972]”, 1972, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Bibliothèque, L115/015. https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2n8j3
- “[La Pensée, nouvelles série, no 12]”, 1947-06, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Bibliothèque, L202/007. https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2n4p7
A propos
Proposée par le service Documentation et Partage des savoirs de l’Université PSL, cette exposition virtuelle fait suite à la journée d’étude dédiée à Paul Langevin, organisée à l’ESPCI Paris – PSL le 10 novembre 2022 à l’occasion de son 150e anniversaire.
L’exposition virtuelle s’appuie sur les nombreuses ressources historiques conservées à l’ESPCI : le fonds iconographique de l’Ecole et le fonds d’archives Paul Langevin, consultable sur place et via la bibliothèque numérique de PSL. Elle reprend notamment une partie du parcours et des ressources de l’exposition physique présentée en 2005 dans la bibliothèque de l’ESPCI Paris – PSL, La physique de Paul Langevin. Un savoir partagé, organisée par Catherine Kounelis et Martha Cecilia Bustamante.
Crédits :
Les contenus textuels et les reproductions numériques des documents présentés dans cette exposition sont couverts par des droits de diffusion. Contactez la bibliothèque de l’ESPCI pour toute utilisation ou diffusion hors de la sphère privée. : crh@espci.fr
Réalisation de l'exposition virtuelle :
Elisa Thomas, service Documentation et Partage des savoirs, Université PSL
Remerciements :
Olivier Dauchot, Catherine Kounelis, Kévin Lamothe, Anne-Marie Turcan, Philippe Verkerk
Centre des Ressources historiques de l’ESPCI - PSL
L’équipe du service Documentation et Partage des savoirs, Université PSL