
Science, société, éducation
Pour Paul Langevin, l’homme de science se doit d’accompagner l’humanité dans sa marche vers le progrès. Constantes de sa démarche, deux lignes d’action et de réflexion apparaissent fondamentales et complémentaires : la place de la science au sein d’une culture commune et l’éducation.
Langevin, l’enseignant
Dès la fin de ses études, Paul Langevin fait le choix d’une carrière dans l’enseignement supérieur. Jusqu’à sa révocation par le régime de Vichy en 1940, il cumule volontiers les postes et les auditoires différents. Au Collège de France, depuis 1902, il s’adresse à un public savant et encadre des doctorants sur des sujets de pointe. A l’Ecole Municipale de Physique et de Chimie Industrielles, depuis 1904, il forme de futurs ingénieurs scientifiques et des chercheurs. Enfin, à l’Ecole normale supérieure de jeunes filles, destinée à la préparation des « professeurs-femmes », selon la terminologie de l’époque, il donne des cours de physique et d’électricité aux « Sévriennes » de 1905 à 1933. Tous les témoignages concordent pour brosser le portrait d’un enseignant passionné et passionnant, clair et précis, toujours patient et bienveillant.
Le « Patron »
Le surnom qui lui est donné affectueusement par certains de ses anciens élèves atteste de son prestige et de l’autorité intellectuelle et morale qu’il représente à leurs yeux. Figure tutélaire pour toute une génération de scientifiques, Paul Langevin a en effet formé nombre de jeunes physiciens français : Edmond Bauer, Pierre Biquard, Léon Brillouin, Louis de Broglie, Fernand Holweck, Frédéric Joliot, Jacques Solomon et bien d’autres.
« Patron », Langevin l’est également par les responsabilités qu’il endosse au fur et à mesure de sa carrière. A l’Ecole Municipale de Physique et de Chimie Industrielles, l’école qui l’a formé et pour laquelle il s’engage toute sa vie, il est promu directeur d’études dès 1906, puis directeur général en 1925. Il y renforce le niveau des cours théoriques en faisant venir des professeurs de faculté, de la Sorbonne ou du Collège de France, et ouvre l’enseignement vers la recherche fondamentale, sans couper les liens avec l’industrie. Cette orientation perdure toujours aujourd’hui au sein de l’ESPCI-PSL.
Science et société
L’influence de Langevin est loin de se limiter aux seules sphères scientifiques et universitaires. C’est au contraire, pour lui, le devoir du savant de diffuser la science dans toutes les strates de la société, d’en faire une force civilisatrice, émancipatrice, porteuse de progrès et d’égalité. Plus la science moderne devient complexe, plus il déploie d’énergie pour la mettre à la portée de tous.
Inlassablement, il décloisonne les disciplines, établit des passerelles entre sciences et humanités, multipliant les articles, cours et discours auprès de tous les publics et par tous les médias possibles de son temps.
Langevin s’implique ainsi dans une grande diversité de projets de diffusion et de vulgarisation, comme, entre autres : l’Encyclopédie française (1932), vaste programme d’encyclopédie constamment réactualisée dirigé par Lucien Febvre ; le Palais de la Découverte (1935), musée scientifique à la pédagogie innovante porté par J. Perrin ; et l’association Radio-Liberté, dont il est président (1937), qui milite pour une radiodiffusion au service du peuple et visant, selon ses propres mots, à « informer, instruire et distraire. Cultiver ».
Vers l’Ecole unique
Au cœur de l’action de Paul Langevin pour une société plus juste, l’éducation tient une place privilégiée. Le système éducatif français de la IIIe République (1870-1940) est fondamentalement inégalitaire, comme le jeune Langevin lui-même a pu en faire l’expérience.

D’un côté, le système primaire gratuit scolarise les enfants des classes populaires jusqu’à 13 ans mais ne permet qu’à peu d’entre eux d’accéder au primaire supérieur, destiné à la formation des emplois intermédiaires comme ceux de contremaîtres, employés qualifiés, instituteurs. De l’autre côté, le système secondaire, comprenant collèges et lycées, entièrement payant, mène presque exclusivement les enfants des classes bourgeoises vers les professions supérieures.
Au lendemain de la Première guerre mondiale, une forte contestation de ce système cloisonné voit le jour à la suite du Manifeste des Compagnons de l’Université nouvelle, un collectif d’enseignants qui se sont rencontrés sur le front. Dans une visée de reconstruction nationale, ils imaginent une école entièrement réorganisée sur des fondements plus démocratiques, favorisant la sélection au mérite et une orientation professionnelle en fonction des dispositions réelles des enfants. Ces idées investissent le débat public et entrent en résonance avec les préoccupations de Langevin qui rejoint très vite les mouvements réformateurs tels que le Groupe Français d’Education nouvelle (G.F.E.N.).
Non seulement Langevin rêve d’un système unifié et accessible à toutes les classes de la société, mais il porte également ses critiques sur les modalités mêmes de l’enseignement, en particulier scientifique, qu’il juge trop dogmatique. Il plaide pour des méthodes plus inductives, privilégiant la compréhension profonde des phénomènes, et pour un enseignement des « humanités modernes », c’est-à-dire l’introduction des sciences et techniques dans le socle commun de connaissances. Il s’intéresse aussi naturellement aux nouvelles approches pédagogiques telles que celle de Célestin Freinet, qui met en place un apprentissage fondé sur l’expérimentation et adapté aux besoins de chaque élève.
Fin 1931, il effectue un long voyage en Chine avec d’autres experts européens dans le cadre d’une mission sur la réorganisation de l’enseignement public demandée par le gouvernement chinois à la Société des Nations (S. D. N.). Il visite de nombreuses écoles et académies et découvre une civilisation qui fait son admiration. Dans le rapport collectif rédigé en fin de mission, il met en garde contre les dangers de la colonisation culturelle et de reproduction des erreurs de l’occident, notamment sur le plan de l’enseignement scientifique.
Le plan Langevin-Wallon
Les quelques réformes de l’enseignement réalisées dans les années 30 n’ont pas suffi à modifier en profondeur le système français. L’« Ecole unique » s’est heurtée autant à de vives oppositions politiques qu’à des difficultés de réalisation pratique. Un projet de refonte totale de l’éducation renaît pourtant dans la clandestinité du Conseil National de la Résistance.
A la Libération, une nouvelle Commission pour la réforme de l’Enseignement est mise en place et sa présidence est confiée à Paul Langevin, en novembre 1944. Pour la vice-présidence, il est assisté de deux professeurs au Collège de France, tous deux médecins et psychologues : son ami Henri Wallon, spécialiste de la psychologie enfantine, et Henri Piéron, spécialiste de l’orientation professionnelle.
Langevin prend à cœur cette mission qu’il sait être la dernière. Il assiste à chaque séance de travail qui rassemble, une fois par semaine, 17 pédagogues, enseignants et responsables syndicaux, dans une salle de l’EMPCI dont il est à nouveau le directeur. Le plan qu’ils élaborent est ambitieux : il prévoit une école gratuite et accessible à tous, obligatoire de 6 à 18 ans, ouverte sur le monde et respectueuse des aptitudes de chaque enfant. L’orientation et la spécialisation sont très progressives, aucun examen n’est exigé avant 18 ans. Les classes sont limitées à 25 élèves et des bourses sont prévues pour les plus démunis. L’enseignement supérieur est aussi gratuit mais réservé à ceux qui ont fait la preuve de leurs aptitudes.
Langevin ne voit pas ce travail aboutir. Le 19 décembre 1946, malade et âgé de près de 75 ans, il s’éteint chez lui, entouré de quelques proches. Henri Wallon reprend la présidence de la Commission et remet le projet de réforme au gouvernement en juin 1947. Le contexte politique a changé, le plan Langevin-Wallon reste dans un tiroir. Cependant, l’esprit de cette réforme, son projet éducatif et son idéal démocratique, déjà bien connus, représentent une source d’inspiration pour de nombreux enseignants et pédagogues à travers la France dans les années qui suivent. Peu à peu, certaines mesures du plan sont reprises dans les différentes réformes de l’éducation qui jalonnent la seconde moitié du XXe siècle.
Derniers hommages
Paul Langevin reçoit les honneurs de funérailles nationales, qui rassemblent une foule nombreuse devant le Collège de France le 21 décembre 1946. L’émotion populaire est forte et beaucoup ont fait le déplacement pour accompagner une dernière fois le savant depuis le quartier latin jusqu’au cimetière du Père Lachaise. Les hommages et les témoignages d’affection se multiplient, comme celui d’Einstein qui écrit à propos de son ami disparu :