Les combats
Homme de science, Paul Langevin est aussi un homme de conviction. Son désir d’égalité et de justice sociale s’ancrent profondément dans ses origines modestes et son parcours atypique. Toute sa vie, il accompagne les combats de son temps, consacrant une part toujours plus grande de son énergie à la défense de valeurs résolument humanistes.
Premier engagement
L’affaire Dreyfus est le premier combat politique auquel prend part publiquement le jeune Langevin. La question de l’innocence ou de la culpabilité d’Alfred Dreyfus, capitaine de l’armée française juif alsacien, condamné pour espionnage et trahison en 1894, divise alors profondément la société française dans un climat de nationalisme et d’antisémitisme exacerbés.
A Paris, le quartier latin est en ébullition. Autour de Lucien Herr, influent bibliothécaire de l’Ecole normale supérieure et militant socialiste, se forme un important groupe d’étudiants et d’intellectuels soutenant la cause de Dreyfus.
En 1898, tout juste de retour de Cambridge, Langevin signe la pétition de son ami et ancien camarade de l'ENS, Charles Péguy, en faveur du capitaine déchu. Il adhère aussi immédiatement à la Ligue des Droits de l'Homme qui vient de se fonder à cette occasion, un engagement qu’il maintient tout au long de sa vie, en y assumant un rôle de plus en plus important, jusqu’à devenir président de la section française en 1944.
La paix comme combat
Bien que pacifiste, Langevin a pris une part active dans la défense nationale lors de la première guerre mondiale, ce qui lui vaut honneurs et prestige. Cette position respectable lui confère d’autant plus de légitimité dans son combat pour la paix et contre les nationalismes.
Dans les années 20, Langevin milite plus que jamais dans les mouvements pacifistes qui œuvrent à la réconciliation entre les peuples et tentent de prévenir de nouveaux conflits, tel le mouvement « Clarté », fondé par Henri Barbusse, rassemblant des « combattants de la paix » parmi des personnalités internationales des sciences, des arts et des lettres. Entre autres engagements, il participe aussi à la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations, auprès d’Henri Bergson, Marie Curie et Albert Einstein.
Odessa et les mutins de la mer Noire
En 1921, Langevin n’hésite pas à prendre publiquement la défense d’André Marty et des matelots du sous-marin français Protée, condamnés par un tribunal militaire pour avoir refusé de combattre les bolcheviks à Odessa. S’il plaide avant tout les conditions de vie difficiles et les ravages de la guerre sur le moral des marins, il ne cache pas sa sympathie pour la Révolution russe, pleine de promesses à ses yeux.
Dans l’entre-deux guerres, il noue des contacts avec des savants russes et contribue aux rapprochements scientifiques et culturels avec l’URSS. Il participe notamment à la création de l’Association des Amitiés franco – russes (1924) et du Cercle de la Russie Neuve (1927), et effectue un voyage en URSS en 1928-1929 pour y rencontrer les cercles universitaires et scientifiques. Toutefois, proche du Parti Communiste Français mais sans y être adhérent, Langevin fait partie des intellectuels de gauche qui restent indépendants.
De l’antifascisme au Front populaire
Avec la montée du fascisme et l’arrivée d’Hitler au pouvoir dans les années 30, la lutte politique se radicalise. Langevin répond à l’appel de Romain Rolland et rejoint le Comité mondial contre la guerre et le fascisme, connu aussi sous le nom de Mouvement Amsterdam Pleyel (1932-1933).
En 1934, il accepte la vice-présidence du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes (CVIA), aux côtés du philosophe Alain et de l’ethnologue Paul Rivet. Cherchant à rassembler au-delà des partis et des factions, l’organisation parvient assez rapidement à créer une dynamique forte et unifiée autour de la lutte contre le fascisme.
Le mouvement conduit à la création du Comité national de Rassemblement populaire qui culmine avec le grand défilé du 14 juillet 1935. Langevin prend place dans le cortège parisien avec toute la force de sa conviction. La manifestation est un succès qui mobilise tous les partis, associations et syndicats de gauche et contribue à porter au pouvoir le Front Populaire l’année suivante.
La guerre, à nouveau
Au plus près des progrès scientifiques et techniques, Langevin sait quels dangers ceux-ci peuvent représenter au service de la guerre. Au fil de nombreux articles et conférences, il alerte contre la menace d’une guerre aérochimique, s’oppose à la politique de défense passive et prône le désarmement total. Jusqu’à l’année 1935 environ, Langevin est le partisan d’un pacifisme pur, intégral, sans concession.
Cependant, les événements internationaux infléchissent sa position. Avec la guerre d’Espagne, il prend le parti d’une réponse ferme aux menées d’Hitler et des nationalistes. L’unité du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes finit par voler en éclats en 1936 avec le départ de Langevin et de son groupe qui s’éloignent du pacifisme intégral toujours prôné par le bureau du CVIA.
Aux côtés de Victor Basch, président de la Ligue des Droits de l'Homme depuis 1926, il préside le Comité international pour l'aide à l'Espagne républicaine, qui fédère les principales associations pro-républicaines engagées en Espagne. Il participe ainsi à plusieurs grands meetings organisés au Vel d’Hiv.
A la fin de l’année 1936, c’est avec une grande lucidité qu’il évalue la situation :
La guerre lui semblant maintenant inévitable, Paul Langevin désapprouve les accords de Munich de 1938 qui maintiennent provisoirement la paix entre les grandes puissances. En 1939, il dénonce tout autant le pacte de non-agression germano-soviétique, malgré son attachement à l'URSS.
L’Occupation
Juin 1940, après une guerre éclair, la France capitule et passe sous domination allemande. Après l’exode, Langevin choisit de retourner à Paris et de tenir son rôle dans l’enseignement supérieur.
A la fin du mois d’octobre, Il est le premier universitaire français arrêté par la Gestapo. Il est incarcéré à la prison de la Santé, interrogé durement et aussitôt destitué de toutes ses fonctions officielles. A près de 70 ans, plongé dans un régime d’humiliations et de privations, il se réfugie dans la science et trouve le moyen d’écrire des formules sur du papier hygiénique à l’aide d’allumettes noircies. (à voir ici)
Si elle est saluée par la presse collaborationniste, cette arrestation soulève en revanche une vague d’indignation en France et à l’étranger. Exilé aux Etats Unis depuis 1933, Albert Einstein tente de convaincre les diplomates américains de lui venir en aide. De son côté, le physicien russe Piotr Kapitza lui obtient une invitation de l’Académie des sciences soviétique. Dans le quartier latin, l'arrestation du professeur Langevin marque une étape importante dans l'émergence de la résistance universitaire.
Après 38 jours d’emprisonnement, la Gestapo relâche le vieux professeur qui représente une menace plus symbolique que concrète mais le place en résidence surveillée à Troyes, dans un appartement spolié, sous contrôle régulier.
Bien qu’isolé, Langevin s’organise, reprend ses recherches et ses travaux en retard, et parvient même à donner quelques conférences et cours de physique aux alentours. Il maintient le contact avec l’Académie des sciences et surtout avec son ancien élève Frédéric Joliot, resté en poste pour préserver la continuité scientifique.
Au printemps 1942, il apprend avec douleur l’arrestation de sa fille Hélène et de son gendre Jacques Solomon pour communisme et faits de résistance. Jacques Solomon, jeune physicien prometteur que Langevin considère comme un fils spirituel, est fusillé au Mont Valérien peu de temps après. Quant à sa fille, elle est déportée à Auschwitz en janvier 43.
La Libération
La situation de Langevin à Troyes reste dangereuse, la surveillance se renforce et les humiliations se multiplient. Au printemps 44, avec l’aide des réseaux résistants et de Joliot qui lui procure de faux papiers, il parvient à s’évader de Troyes et à gagner clandestinement la Suisse, au terme d’un long et dangereux périple qui le laisse à bout de forces (récit complet de son évasion ici).
Il rentre en France quelques mois plus tard, à la Libération, avec tous les honneurs d’une gloire nationale. A l’armistice, il a la joie de retrouver sa fille Hélène, revenue vivante des camps de concentration. En hommage à son gendre disparu, il adhère pour la première fois officiellement au PCF.
Bibliographie
Ouvrages et articles
- BENSAUDE-VINCENT Bernadette, Langevin. Science et Vigilance. Paris : Belin, 1987.
- Bensaude-Vincent Bernadette, Blondel Christine, Monnerie Monique. « Les archives de Paul Langevin à l'École supérieure de physique et de chimie industrielles ». In : La Gazette des archives, n°145, 1989. Les archives scientifiques (communications présentées à la journée d’études organisée par le Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques de la Cité des sciences et de l’industrie, Paris, La Villette, 25 février 1988) pp. 150-153. DOI : https://doi.org/10.3406/gazar.1989.4133
- Bok Julien, Kounelis Catherine, Paul Langevin (1872-1946) - De la butte Montmartre au Panthéon : parcours d’un physicien d’exception, Reflets de la Physique, n°1 (2006), 14-16
- Bustamante Martha-Cecilia, Kounelis Catherine, La physique de Paul Langevin. Un savoir partagé. Catalogue de l’exposition ESPCI. Paris : Somogy, 2005
- Bustamante Martha-Cecilia, « Rayonnement et quanta en France, 1900-1914 », in : Physics, vol. 39, 2002, pp. 63-107.
- [Collectif], « Paul Langevin, son œuvre et sa pensée. Science et engagement », Epistémologiques, vol. 2 (1-2), janvier-juin 2022. Paris / Sao Paulo, EDP Sciences, 2002
- Gutierrez Laurent, Kounelis Catherine, Paul Langevin et la réforme de l’enseignement, Presses Universitaires de Grenoble, 2010
- Langevin, André (1901-1977), Paul Langevin, mon père : l'homme et l'œuvre. Paris : Les Éditeurs français réunis / impr. 1971
- Langevin André, Duck Francis (traduction), Paul Langevin, my father. The man and his work, EDP Sciences, 2022
- Paty, Michel, « Paul Langevin (1872-1946), La relativité et les quanta ». In : Bulletin de la Société Française de Physique, 1999, p. 15-20. https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00181587/
- Paty, Michel, « [Einstein] 1905, l’année admirable ». In : Pour la science, 2004, p.26-33. https://shs.hal.science/halshs-00177342
Bibliothèque numérique de PSL
Le fonds Langevin conservé à L’ESPCI contient de nombreux hommages et témoignages sur la vie de Paul Langevin, à consulter directement en ligne :
- Cotton, Eugénie (directrice de l'École normale supérieure de Sèvres), “[Hommage à P. Langevin]”, 1949, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Bibliothèque, L112/038. https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2g44b
- Langevin, André (1901-1977), “Paul Langevin et l'École de physique et chimie”, 1971, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Bibliothèque, L196/018. https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2kjf0
- “[Ingénieurs E.P.C.I., no 76, mai-juin-juillet 1972]”, 1972, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Bibliothèque, L115/015. https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2n8j3
- “[La Pensée, nouvelles série, no 12]”, 1947-06, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Bibliothèque, L202/007. https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2n4p7
A propos
Proposée par le service Documentation et Partage des savoirs de l’Université PSL, cette exposition virtuelle fait suite à la journée d’étude dédiée à Paul Langevin, organisée à l’ESPCI Paris – PSL le 10 novembre 2022 à l’occasion de son 150e anniversaire.
L’exposition virtuelle s’appuie sur les nombreuses ressources historiques conservées à l’ESPCI : le fonds iconographique de l’Ecole et le fonds d’archives Paul Langevin, consultable sur place et via la bibliothèque numérique de PSL. Elle reprend notamment une partie du parcours et des ressources de l’exposition physique présentée en 2005 dans la bibliothèque de l’ESPCI Paris – PSL, La physique de Paul Langevin. Un savoir partagé, organisée par Catherine Kounelis et Martha Cecilia Bustamante.
Crédits :
Les contenus textuels et les reproductions numériques des documents présentés dans cette exposition sont couverts par des droits de diffusion. Contactez la bibliothèque de l’ESPCI pour toute utilisation ou diffusion hors de la sphère privée. : crh@espci.fr
Réalisation de l'exposition virtuelle :
Elisa Thomas, service Documentation et Partage des savoirs, Université PSL
Remerciements :
Olivier Dauchot, Catherine Kounelis, Kévin Lamothe, Anne-Marie Turcan, Philippe Verkerk
Centre des Ressources historiques de l’ESPCI - PSL
L’équipe du service Documentation et Partage des savoirs, Université PSL